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ALBUM DE LA MINERVE.

Maximus prit la carte et lut… M. Gilles Peyron. Avocat. — Je ne connais personne de ce nom, dit-il ; mais les amis de nos amis sont nos amis ; priez M. Peyron de vouloir bien monter jusqu’à nous.

— C’est un garçon que j’ai connu autrefois, oui bien ! assez intimement, fit Duroquois. Je le croyais au Mexique, et je voudrais bien savoir ce qu’il peut me vouloir, assurément, je le jure.

Au même instant, la porte s’ouvrit et notre ami Gilles se présenta, le chapeau à la main, le sourire aux lèvres : — Mille pardons, mesdames ; excusez-moi, messieurs, mais il faut absolument que je dise un mot à M. Duroquois, et je crains bien que ce mot que je vais lui dire ne le prive de l’honneur et du plaisir de rester près de vous ce soir.

Il avait débité parfaitement sa petite phrase, cet excellent Gilles, et se tenait hardiment en scène ; ses longues moustaches en crocs lui donnaient un petit air étranger qui lui allait à ravir. Il avait recouvré ses bonnes manières et son aplomb d’autrefois.

M. Duroquois, en homme bien élevé, lui serra la main et le présenta successivement à Maximus, à Céleste et à Ernestine.

— Donnez-vous donc la peine de vous asseoir, disait Maximus ; il fait un froid de loup, et vous feriez bien de vous réchauffer un peu en vous reposant.

Il était hospitalier à ses heures, ce bon Maximus, et il faisait bien les choses, quand il s’en mêlait.

— Votre affaire avec M. Duroquois n’est pas d’ailleurs tellement pressante que vous ne puissiez nous accorder un moment. Au reste, M. Duroquois n’a pas fini de boire son verre, et vous feriez bien de suivre son exemple en goûtant un peu à cette vieille jamaïque de Ste. Croix que je vous recommande. Gilles Peyron ne se fit pas prier ; il s’installa commodément dans un fauteuil, se versa à boire et dit :

— Vous êtes mille fois trop bon, Monsieur Crépin ; l’affaire que j’ai à régler avec M. Duroquois peut attendre quelques instants ; je suis heureux de pouvoir vous les consacrer. — Quelle splendide domaine vous possédez et quelle maison confortable ! Tout à l’heure, en cheminant sur la grand’route, j’admirais, au clair de la lune, ce paysage magnifique qui encadre votre demeure, et j’ai reconnu de suite, à son aspect imposant, à son air de noblesse antique, le château de Mont-Rouge.

— Vous êtes bien aimable, répliqua Maximus ; il est vrai que j’ai tâché de donner à mon château, comme vous voulez bien l’appeler, un certain air d’antiquité et de noblesse un peu en rapport avec mes idées et mes habitudes ; mais j’étais loin de croire que j’avais réussi au point d’attirer l’attention d’un étranger et surtout d’un homme aussi distingué que vous.

Décidément, le bonhomme trouvait Gilles tout-à-fait selon son cœur. Il admirait ses grandes manières et goûtait fort l’éloge que Gilles avait fait de son château. Il pensait, à part lui, quel agréable jeune homme le hasard venait de lui faire rencontrer et, intérieurement, il se proposait de faire plus ample connaissance avec son hôte et de l’inviter à revenir le voir.

Pendant que Maximus se livrait à ces réflexions et formait ses plans d’avenir, Gilles avait tourné ses batteries vers mademoiselle Céleste et était en train de faire sa conquête.

— Mademoiselle, disait-il, et sa voix avait de ces accents doux et caressants qui vont au cœur des femmes, et surtout des vieilles filles — ; Je suis peut-être indiscret, mais, permettez-moi de vous demander comment il se fait qu’une personne de votre mérite consente à renoncer aussi complètement au monde et à vivre ici, dans cette maison qui doit être bien agréable à habiter, j’en conviens, mais qui cependant est loin d’offrir ces distractions et ces triomphes auxquels vous devez être habituée et sans lesquels vous devez éprouver un certain vide dans votre existence.

— Mon existence n’est pas aussi vide que vous semblez le croire, cher monsieur ; quant aux petites vanités et aux petits triomphes dont vous parlez, je vous assure que j’en ai fait depuis longtemps le sacrifice.

J’ai ici une tâche ou plutôt un devoir à accomplir : j’ai soin de la maison, et je remplis auprès de mon frère le rôle qu’aurait dû avoir sa femme, s’il avait voulu faire comme tous les autres… se marier. Enfin, je lui tiens lieu d’intendant, depuis qu’il a chassé le malheureux qui remplissait ici ces fonctions et qui le trompait indignement.

Maximus, entendant prononcer le nom d’intendant, dressa l’oreille. Il avait encore sur le cœur le souvenir de Baptiste, son ancien factotum qui, après avoir gagné d’abord toute sa confiance avait ensuite décampé un beau matin avec le meilleur cheval de l’écurie et une somme de quelques mille piastres en argent. Baptiste avait en outre laissé plusieurs dettes criardes contractées au nom de son seigneur et que celui-ci avait dû payer sous peine de se voir l’objet de poursuites désagréables.

— En effet, mademoiselle, reprit Gilles Peyron, en s’adressant à Céleste, il me semble avoir entendu parler de cette affaire.

— Oui monsieur, dit Céleste, en baissant un peu la voix, j’ai cru que mon frère en mourrait. Ce