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ALBUM DE LA MINERVE.

chez un médecin de la basse-ville et commença son apprentissage, comme les autres, en faisant des pilules.

Au bout de trois ans, il se querella avec son patron et le quitta ; après avoir disparu complètement pendant une année, il ressuscita tout-à-coup, tenant en main un diplôme bien en règle, sur parchemin tout neuf. Il loua alors un appartement dans la rue Champlain, et se mit à travailler pour son propre compte. Il avait du talent, la parole facile, le coup d’œil prompt et la main sûre. Il se recruta promptement une clientèle parmi les habitants tapageurs de son quartier et les matelots étrangers qui, durant l’été, sont la vie de ces endroits.

Tous les jours il avait un membre à remettre ou une blessure à panser. Il y avait six mois qu’il occupait l’appartement où Gilles était venu le relancer avec le père Chagru. Il paraissait que Gilles et lui s’étaient déjà rencontrés assez intimement à une époque antérieure, mais dans des circonstances connues d’eux seuls et dont ils aimaient à parler le moins possible.

Cependant, Jack était revenu avec un porteur chargé des provisions demandées qu’il étala sur le bureau ; après quoi, porteur et gamin se retirèrent discrètement.

— Maintenant, mes amis, dit Giacomo, à table, et dépêchons-nous.

Il tira des assiettes, des couteaux, et des verres d’une petite armoire dissimulée dans un enfoncement, et tous trois, s’approchant du bureau, commencèrent sans cérémonie un repas appétissant. Le père Chagru mangeait comme un ogre et continuait à ne rien dire. Cependant quand les bouchons eurent sauté, et que les verres se furent emplis et vidés plusieurs fois, le bonhomme montra sur sa figure des signes non équivoques d’un retour à son caractère expansif.

Gilles, qui suivait depuis quelque temps ces symptômes de bon augure, jugea que le moment était venu de parler d’affaires.

— Puisque mon vieil ami, dit-il, paraît un peu dégelé et en état de nous comprendre, autant vaut dire tout de suite ce qui nous amène ; je ne me gênerai pas, et je présenterai la chose rondement, pourvu toutefois que nous soyons bien seuls.

Après s’être assuré que personne ne pouvait être aux écoutes, Gilles continua :

— Vous êtes un garçon d’esprit, mon cher Pétrini, et de plus un bel homme, ce qui ne gâte pas les choses, surtout dans le cas qui nous occupe :

Vous ne vivez pas trop mal ici, mais enfin cette existence solitaire doit commencer à vous peser un peu. Que diriez-vous si nous vous mariions ? La future a dix-huit ans, elle est belle, d’une excellente famille, et possède une éducation accomplie. Elle est, en outre, propriétaire d’un capital qui lui donne deux mille dollars de revenu annuel, à cinq pour cent. Cette jeune fille est orpheline et sous les soins d’un tuteur qui, pour être honnête, n’en est pas plus rusé.

Gilles avala un grand verre de bière et continua :

Voici maintenant quels sont les avantages que vous recueillez ; votre part du marché :

Vous avez d’abord une femme jeune et jolie.

Vous avez ensuite un petit revenu qui n’est pas à mépriser pour quelqu’un qui, comme vous, entre dans la vie.

Enfin vous trouvez par cette alliance une considération que vous ne pourriez peut-être jamais gagner, et l’oubli de certaines petites circonstances qu’il est toujours désagréable de s’entendre rappeler ; car vous n’ignorez pas qu’une parenté un peu sonore et une bourse bien arrondie surtout, sont un excellent bouclier contre les indiscrétions de langue et souvent contre des procédures plus sérieuses. En disant cela, Gilles lança un regard particulier vers Pétrini qui pâlit et fit une légère grimace.

— Voilà pour vous. Maintenant que vous êtes devenu grand seigneur, vous n’aimeriez peut-être pas à vous compromettre en traitant avec de petites gens comme nous, pour ce qui devra nous revenir. Soyez sans inquiétude à ce sujet ; je me charge de ce petit soin ; et vous nous donnerez notre part d’une manière qui ne pourra pas vous compromettre, mais aussi qui ne vous permettra pas de nous tricher. Il faut être en mesure avec tout le monde, même avec ses amis.

Je ne fais pas de menaces, ajouta-t-il en voyant que Pétrini s’agitait un peu, mais j’aime les choses claires et bien comprises. Vous pouvez, si vous l’entendez, faire de la passion par la suite. Quant à moi, je fais une affaire et la traite comme telle.

Voici en tous cas quel serait à peu près mon marché.

Je suis las de la vie que je mène et je songe sérieusement à me réformer. Toutefois je ne suis pas encore de force à me faire anachorète, et l’animal en moi parle encore assez haut.

Comme, je crains, d’ailleurs des rechutes désagréables, je voudrais m’arranger pour que ma pénitence fût la plus douce possible afin de me soustraire aux découragements.

— Canaille ! va ! murmura le père Chagru entre ses dents.

— Votre réveil n’est pas poli, mon vieux, répondit Gilles, qui avait saisi la remarque au vol. N’im-