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ALBUM DE LA MINERVE.

par une lame, pour avoir négligé cette petite mesure de précaution. Mous n’étions que trois, à part le Capitaine qui ne comptait pas. Tout-à-coup, un choc effrayant, un craquement épouvantable, des cris, des sacres et un tas de lumières ! Tonnerre de Dieu ! mes enfants, c’était un grand navire qui nous coupait en deux. J’eus le temps de m’accrocher à un bout de corde et de me hisser à son bord. Ma goëlette avait disparu avec l’équipage ; un seul homme de sauvé avec moi, ce qui faisait deux.

Le navire avait perdu son beaupré, et quatre hommes tombés à la mer.

— Goddam ! s’écriait le capitaine ; ces gens-là ne voient rien, ça leur apprendra, ça leur apprendra !

Il avait un fanal à la main, le vieux singe, et parcourait son navire en courant et en grimpant comme un chat.

Les passagers, les émigrants, étaient sur le pont. Ah ! que c’était drôle, mes enfants, que c’était drôle ! Il y avait des femmes qui pleuraient et des hommes qui sacraient — un bredas épouvantable !

Je me tenais dans un coin, entouré de quelques matelots qui me demandaient comment la chose était arrivée.

En deux mots je tâchai de leur expliquer comment la tempête m’avait empêché de voir leurs lumières ; mais, comme je parlais français et qu’ils ne semblaient pas y comprendre grand’chose, je me contentai de pousser deux ou trois soupirs et de croiser les mains sur ma poitrine…

À ce moment, un bruit se fit entendre à l’autre extrémité de la salle ; le matelot fit silence, et tous les regards se portèrent vers l’endroit d’où venait l’interruption.

Deux hommes à mauvaises figures semblaient s’être pris de querelle. La table à laquelle ils étaient assis s’était renversée ; et le poing levé, l’œil menaçant, ils se mesuraient du regard.

La mère Javotte qui tricotait, assise à son comptoir, se leva lentement et marcha droit vers les deux adversaires.

— Mes enfants, dit-elle, pas de ça ! Si vous voulez vous battre, passez-moi la porte ! Autrement, faites silence, et que je ne vous entende plus !

Un murmure d’approbation se fit entendre dans l’auditoire, et les deux antagonistes se rassirent en grognant.

— Après ça, fit la vieille en regardant à l’antique horloge qui marquait minuit, il est temps de fermer ; et comme j’ai cru voir tout à l’heure une chaloupe de police qui se glissait vers la crique ; vous me rendriez service en décampant.

Ces mots eurent un effet magique sur l’assistance. Les uns vidèrent précipitamment leur verre de gin et sortirent ; les autres, en délicatesse avec l’équilibre, s’acheminèrent tant bien que mal vers la porte. En un clin d’œil la salle fut vide, et la vieille resta seule maîtresse de son établissement.

Cinq minutes après, Gilles Peyron et le père Chagru avaient glissé tout doucement sur le plancher de la selle et ronflaient à l’envi, marmottant encore dans leur sommeil fiévreux, l’un, des menaces et l’autre, d’énergiques protestations.

La vieille fit sa tournée, éteignit les lumières et l’auberge rentra dans un silence complet.

Chapitre III.

Le lendemain, vers sept heures, Gilles Peyron et le père Chagru étaient sur pied, un peu engourdis, mais complètement dégrisés. Après avoir pris congé de la vieille, ils traversèrent à Beaumont et se mirent en route pour regagner la ville à pied. Au canon de midi, ils débarquaient sur le quai du marché. Tous les deux avaient l’estomac vide depuis la veille. Gilles proposa à soun compagnon de le mener chez un de ses amis qu’il ne nomma pas. — Nous pourrons toujours nous chauffer un peu, dit-il, et peut-être attraperons-nous quelque chose pour dîner.

Le père Chagru, ne dit rien : depuis le matin il s’était renfermé dans un mutisme complet, et marchait la tête basse comme un homme sous le coup d’un grand malheur et d’un abattement profond.

Il suivit Gilles, sans mot dire, et tous deux s’engagèrent d’un pas rapide dans la rue Champlain. Au bout de cinq minutes, ils s’arrêtèrent à l’entrée d’une maison de chétive apparence, bâtie dans un enfoncement, à une vingtaine de pieds de la rue. Gilles et son compagnon pénétrèrent dans un couloir humide et sombre que ne fermait aucune porte, et gravirent jusqu’en haut deux escaliers sales et branlants.

Au troisième étage Gilles frappa à une porte graisseuse sur laquelle était écrit à la craie, et en lettres immenses : « Doctor Pétrini ».

Sans attendre la réponse, il ouvrit cette porte et entra hardiment, suivi du père Chagru. C’était une chambre de dix pieds carrés, sombre, humide et enfumée, avec une petite fenêtre donnant sur la cour ; trois des carreaux étaient bouchés avec un vieux chapeau et des lambeaux de linge en guise de vitres. Le quatrième carreau, quoique sans fêlure, était tapissé d’une couche si épaisse de poussière et de fils d’araignée qu’il ne donnait guère plus de lumière que les autres. C’était la seule fenêtre de la chambre. Deux ou trois vieilles chaises, un banc-lit recouvert