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trempés de larmes ; … et je contenais difficilement la même émotion, car je dois beaucoup à Lefrançais, je l’ai aimé filialement et il me semblait recevoir de sa dépouille mortelle une dernière leçon de clairvoyance et de rectitude.

Souvent, à la fin de sa vie, j’allais le chercher à l’Aurore, où nous étions, lui caissier et moi rédacteur, et je le reconduisais jusqu’à son humble logement de la rue de la Tombe-Issoire. C’était pendant l’affaire Dreyfus. Nous en causions, naturellement, mais sans avoir, ni l’un ni l’autre, beaucoup d’illusions. Sans doute la cause était belle et il eut été honteux à nous de ne pas l’embrasser. Mais chaque jour des innocents sont ainsi injustement condamnés, pour lesquels on ne remue pas ciel et terre, comme on les remuait pour sauver cet officier riche et sorti des écoles spéciales, où l’on apprend que la force prime le droit et que les Conseils de guerre sont infaillibles. Quel dommage ! Quelles occasions perdues de concilier la justice et la pauvreté !

Fallait-il espérer du moins que l’aventure édifierait la victime libérée ? Pas même. Elle était par essence contre ses défenseurs. J’avais imaginé cet apologue. La Commune, encore une fois, est proclamée. Pour la réduire, la réaction mobilise ses forces et les envoie contre Paris. Et la première barricade est enlevée par le capitaine Dreyfus réintégré dans son grade et sans pitié pour les insurgés qu’il fait fusiller.

Lefrançais m’écoutait en souriant dans sa barbe blanche : nous étions d’accord.

Nous l’étions encore sur d’autres points.

Kropotkine qui avait connu Lefrançais à Genève pendant l’exil ; Kropotkine dans ses Mémoires, un des plus beaux livres de ce temps, rapporte ce propos que l’ancien membre de la Commune tenait un jour devant Lui : « Je suis un Communaliste et non un anarchiste ; je ne puis pas travailler avec des fous comme vous. »

« Et il ne travaillait qu’avec nous, ajoute Kropotkine,