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viii

Condamné à mort par les conseils de guerre, réfugié à Genève de 1871 à 1880, Lefrançais avait eu le temps de réfléchir sur les fautes de la Commune, qu’il ne se dissimulait pas, et sur les inconvénients d’une modération dont il avait donné maintes preuves à l’Hôtel-de-ville, dans les commissions et auprès du père Beslay, protecteur désintéressé de la banque de France. Il n’était pas moins sévère pour lui-même que pour les autres. Sa rude franchise, sa probité ombrageuse, lui avaient fait beaucoup d’ennemis, mais il pouvait dire comme Camille Desmoulins : « Ce à quoi personne ne fait attention, mais qui m’honorera auprès des républicains dans la postérité, c’est que j’avais été lié avec la plupart de ces hommes que j’ai dénoncés et que je n’ai cessé de poursuivre, du moment qu’ils ont changé de parti ; c’est que j’ai été plus fidèle à la patrie qu’à l’amitié ; c’est que l’amour de la république a triomphé de mes affections personnelles, et il a fallu qu’ils fussent condamnés pour que je leur tendisse la main comme à Barnave. »

Combien de fois, cependant, ai-je entendu d’anciens compagnons de Lefrançais attribuer à son caractère difficile, à son humeur aigrie, la rareté de ses relations !

J’avais bientôt senti, dans son intimité, l’inanité de ces conjectures. Tous les hommes qu’il méprisait méritaient son mépris ; tous les hommes qu’il honorait de son estime en étaient dignes. Je ne me souviens pas que sa bouche ait jamais été amère aux noms de Rogeard, de Gambon, des Reclus, de Kropotkine, pour ne citer que ceux-là… Ses sentiments pour eux n’étaient que le respect de soi-même.

D’autres, aussi recommandables en apparence et envers lesquels il paraissait injuste, avaient dans leur existence, dans leur passé démocratique, une tare certaine que le temps et la complaisance universelle, complice du temps, avaient lavée, mais qui demeurait indélébile dans la mémoire de Lefrançais. Incapable d’une bassesse, d’une concession dégradante, d’une capitulation de principes,