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L’homme, pour être grand, a besoin d’être heureux.
Il faut qu’il ait souffert, mais qu’un ciel généreux,
Au courant du malheur, jette enfin quelque digue :
L’âme autrement s’épuise et s’éteint de fatigue ;
La douleur désabuse, et, brouillant nos cerveaux,
Vient couper, sous nos doigts, le fil de nos travaux.
Moi, j’ai quitté les miens, avec regret peut-être ;
Mais je suis incapable aujourd’hui de renaître.
Mes vers pouvaient fleurir ; mais mon printemps est las
D’en essuyer les pleurs. Je les regarde, hélas !
Comme cet exilé, qui, de l’Occitanie,
Transporté par l’orage aux champs de Laponie,
Où des nuits de six mois obscurcissent les cieux,
Toujours à l’Orient attacherait ses yeux,
Et, sans croire à l’aurore, attendrait la lumière.
C’est ainsi que je veille, accoudé sur ma bière,
Cherchant l’enthousiasme au fond d’un souvenir,
Attendant mon soleil… qui ne doit pas venir.

Ne pense pas, ami, que, dans mon deuil servile,
Je songe à retomber sous ma chaîne immobile !
L’amour ! je n’aime plus : le feu s’est consumé ;
Mais je me souviens trop d’avoir beaucoup aimé.
Oui, je me souviens trop, solitaire et farouche,
D’avoir béni ce monde, où tout est faux et louche,
D’avoir chéri la vie autant que je la hais ;
J’étais jeune et poète alors, et je chantais.