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Elle tressaillit. Sans le vouloir, le chevalier venait de toucher à la plaie la plus vive du cœur d’Alice.

— Un homme ! murmura-t-elle si bas que Pardaillan ne l’entendit pas. Combien sont-ils, hélas ! qui connaissent l’abominable secret de ma vie !

Et toute frissonnante d’angoisse, elle se tut, renfonça en elle-même le secret prêt à lui échapper.

— Ainsi, reprit-elle plus calme, le comte n’est pas de retour à Paris.

— Non, madame.

— Et, fit-elle avec hésitation, vous n’en avez reçu aucune nouvelle ? Vous ne savez pas ce qu’il fait… ce qu’il pense ? Oh ! cela surtout… je donnerais ma vie pour savoir ce qu’il pense en ce moment.

— Je n’en ai pas de nouvelles, madame ; mais tout le monde sait à Paris que la reine de Navarre est à Blois, en conférence avec le roi de France. Il est donc certain que le comte se trouve à Blois depuis plus de quinze jours.

— Quinze jours !…

— Tout autant, madame. Or, pour un cavalier comme le comte, de Blois à Paris, il y a quatre journées de marche.

Un éclair de joie puissante parut dans les yeux d’Alice. Avec son tact ordinaire, le chevalier ne tirait aucune conclusion de ce qu’il venait de dire. Mais cette conclusion s’imposait d’elle-même à l’esprit d’Alice :

— Si la reine de Navarre m’avait dénoncée, il serait ici depuis longtemps !

Donc, selon toute vraisemblance, Jeanne d’Albret n’avait pas parlé. Pourquoi ? Comme ces blessés qui évitent soigneusement de soulever le bandeau qui couvre le mal, dans l’espoir de l’oublier en ne le voyant pas, Alice évita de rechercher pourquoi la reine de Navarre n’avait pas parlé. Elle se contenta de l’espérer, résolue, si Marillac ne savait rien à son retour, à l’entraîner avec elle hors de France.

Dès lors, elle redevint la charmante maîtresse de maison qu’elle était. Sur son appel, la vieille Laura apporta des fruits, des rafraîchissements, des confitures, selon la mode. Mais Pardaillan ne voulut goûter à aucune des douceurs qu’elle lui présenta.

Maintenant, il tremblait à son tour. Cet esprit d’une si haute générosité avait oublié son mal pour consoler le mal d’autrui. Mais enfin, il était venu pour avoir des nouvelles de Loïse… Et n’était-ce pas là une partie de ce redoutable secret qu’il avait refusé d’apprendre ? Ému, troublé, bouleversé par cette pensée, il ne savait comment aborder la terrible question. Ce fut Alice elle-même qui lui en fournit l’occasion.

— Chevalier, dit-elle, lorsqu’elle fut arrivée à se rendre maîtresse de sa propre émotion, me pardonnerez-vous jamais la façon indigne dont je vous ai accueilli… j’étais folle…

— Ne pensons plus à cela, madame. Et laissez-moi me rappeler seulement que vous m’avez fait l’honneur de m’appeler votre ami…

— Oui… mon ami… le seul, je puis le dire !

— Et si je faisais appel à cette amitié que vous voulez bien me témoigner ?

— Ah ! fit-elle dans une sincère explosion de reconnaissance, je vous bénirais !… Mais, j’y songe ! Ne m’avez-vous pas dit que si vous veniez me voir, c’était pour votre propre compte…

— En effet, madame ! fit le chevalier avec une émotion croissante.

Cette émotion ne put échapper à Alice. Elle considéra attentivement le jeune homme.

— Écoutez, chevalier, dit-elle. Je ne puis vous dire qu’une chose. C’est que si le bonheur voulait que vous eussiez besoin de moi, je me sentirais capable, pour vous, de tous les sacrifices.

— Madame, dit alors le chevalier, peut-être en effet est-ce un grand sacrifice que je vais vous demander.

— Quel qu’il soit, je suis prête ! fit vivement Alice. Je devine en vous une douleur qui vous a permis de comprendre la mienne. Vous m’avez versé la consolation. L’heure que vous m’avez fait vivre est inoubliable… Chevalier… ajouta-t-elle avec la communicative émotion de la sincérité, vous m’apparaissez comme la plus belle incarnation de loyauté. Un autre, devant les aveux que m’arrachait le désespoir, se fût écarté de moi. Les plus généreux eussent du moins voulu prévenir mon fiancé… oui, c’est là qu’ils eussent placé leur amitié… Vous, chevalier, vous ne m’avez rien demandé. Vous ayez eu pitié d’une souffrance réelle sans en vouloir connaître les causes. Et cela est grand, cela est noble… Et cela m’exalte et me fait entrevoir comme un des plus grands bonheurs de ma vie la possibilité du sacrifice… Parlez donc, car je vous le dis ; je suis prête !

Le chevalier avait écouté ces paroles avec la simplicité attentive qui lui était habituelle.

— Madame, dit-il en prenant son parti, sachez donc que moi aussi j’aime. Et pour vous donner une idée de ce que peut être ce sentiment, je vous dirai une seule chose : celle que j’aime est pour moi ce