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— Non ! il n’est pas de retour !

— Ce n’est pas lui ! reprit-elle avec égarement.

— Je vous le répète, madame : c’est pour mon propre compte que je viens !

— Qu’ai-je dit ? Qu’ai-je dit ? Insensée !…

Elle se couvrit le visage de ses deux mains. Et alors, les sanglots commencèrent à soulever son sein et à râler dans sa gorge, sans qu’une larme filtrât à travers ses doigts pâles. Le chevalier s’agenouilla :

— Madame, dit-il d’une voix si mâle et si douce qu’elle semblait l’accent idéal de la franchise et de la pitié, madame, je vous supplie de croire que j’ai déjà oublié des paroles échappées à votre délire ! Qui que vous soyez, je ne vois en vous qu’une pauvre femme qui souffre et qui pleure ! Et pour vous épargner cette douleur qui éclate en vous, madame, pour l’affection que je porte au comte, votre noble fiancé, je consentirais à mourir ! J’ignore quelle faute vous pouvez avoir à vous reprocher… Ce que je sais, ce que je vois d’une façon éclatante, c’est l’amour prodigieux que vous portez à mon ami ! Ah ! croyez-moi, madame, un tel amour est capable de racheter même un crime !

Alice avait laissé tomber ses bras.

— Parlez-moi encore, bégaya-t-elle. Il y a si longtemps que je souffre seule, toute seule avec moi-même ! Il y a si longtemps qu’une parole de pitié n’a rafraîchi les brûlures de ce malheureux cœur.

Et le chevalier, maintenant, oubliait pourquoi il était venu ! Il se releva, saisit les deux mains d’Alice, l’attira à lui, la prit dans ses bras, et ses lèvres, doucement, se posèrent sur les cheveux parfumés de la jeune femme.

Et tout cela fut si vraiment, si profondément fraternel, qu’Alice ne se rappelait avoir jamais éprouvé pareille impression d’apaisement et de douceur. Dans ce moment même, le chevalier trouva les seules paroles qui fussent en harmonie avec la situation, avec les pensées de la jeune femme et avec ses propres pensées :

— Il vous aime ; vous pouvez être assurée que jamais femme ne fut comme vous l’objet d’un culte aussi tendre, aussi passionné ; il vous aime au point de ne vouloir pas savoir ce qu’il y a en vous d’obscur et de secret ; vous êtes sa lumière ; vous êtes sa joie ; vous êtes son amour ! Ne croyez pas au moins qu’il me l’ait dit… son amour éclate dans chacune de ses paroles ; il parle de vous comme les croyants parlent de leur divinité… Rassurez-vous donc, pauvre femme qui avez souffert… l’amour d’un pareil homme, un tel amour, dis-je, est capable de sublimes efforts…

— Oh ! dit-elle, vous me ravissez l’âme. S’il était possible que mon noble fiancé pût ne pas savoir !

— Je vous répète qu’il vous aime. Donnez à ce mot le sens de l’absolu. Qu’importe, dès lors, qu’il sache ou ne sache pas ce que vous voulez lui cacher. Croyez-moi, de vous, à lui, de lui à vous, il n’y a de vrai, d’existant, de digne d’être su que votre admirable amour pour lui, que sa passion pour vous…

— Quel noble cœur vous êtes !

— Oui, madame, dit Pardaillan avec cette étrange simplicité qui faisait que les indifférents ne savaient jamais s’il se moquait, oui, je sais que j’ai le cœur bien placé ; et c’est pourquoi je juge avec sérénité vos terreurs, c’est pourquoi j’ai pu comprendre ce qu’il y a d’auguste et d’immaculé dans votre amour pour le comte, fussiez-vous la créature que vous vous accusiez d’être. Une âme capable de l’amour que vous éprouvez ne peut être qu’une belle âme. Heureux le comte d’être aimé de vous ! Et heureuse vous-même d’être aimée de lui !

— C’est que vous ne savez pas, dit-elle en frissonnant. Ô vous qui avez versé dans mon âme endolorie les seules consolations que j’aie entendues dans ma vie de désespoir, ô vous que j’ai accueilli en ennemi et qui vous révélez mon frère, vous qui bercez ma douleur parce que vous avez peut-être souffert, écoutez-moi, il faut que vous sachiez ce que je sais !

— Non, madame, s’écria le chevalier avec un secret effroi, laissez le silence recouvrir la terreur de votre âme, comme les peaux pures et paisibles d’un étang recouvrent parfois des fonds tourmentés… À quoi bon remuer ces fonds quand il est si simple de se laisser glisser sur la surface riante de ces eaux ?

— Cher ami !…

— Un ami, oui, madame. Un ami du comte… de celui qui vous aime, et un ami de vous-même. Et que serait cette amitié, si je ne vous défendais pas de vous-même, si je n’arrêtais pas sur vos lèvres des paroles qui peut-être vous soulageraient sur l’heure, mais que vous regretteriez plus tard ! Ce n’est pas au présent qu’il faut que vous songiez, Alice, c’est à l’avenir. Si je vous laissais parler, plus tard, quand le bonheur vous aura apaisée, quand vous serez la femme de Marillac, quand l’oubli de votre passé sera enfin venu anéantir ces secrets, alors, Alice, vous penseriez avec amertume qu’un homme a connu ces secrets !