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deux heures de l’après-midi, étaient assis sur un banc ; tandis que la communauté chantait un office à la chapelle.

Panigarola, par faveur spéciale, n’assistait aux offices que lorsque cela lui convenait.

Le moine avait sur ses genoux un missel écrit en gros caractères et imprimé en latin. Mais le livre contenait aussi quelques prières en cette langue qu’on appelait encore « la vulgaire » et qui était la langue française.

Le petit Jacques Clément était debout près de lui.

Il ne s’appuyait pas contre son instructeur comme eût fait un enfant confiant et tendre ; mais il semblait garder une attitude défiante, craintive… en somme, il consentait à s’entretenir avec Panigarola, mais il ne l’admettait pas dans l’intimité de son âme.

Le moine, à cette minute, paraissait avoir oublié son élève.

Il regardait devant lui, les yeux fixés dans le vague, les traits contractés ; et le petit se taisait, non effrayé par ce silence auquel il était habitué, mais attendant avec patience que fût reprise la leçon.

Enfin, un profond soupir gonfla la poitrine du moine, et ses lèvres s’agitèrent comme si elles allaient balbutier quelques paroles. Mais son regard étant tombé sur le petit, il tressaillit, passa la main sur son front, et dit :

— Allons, mon enfant… allons…

Son doigt se posa sur une ligne, et l’enfant, en hésitant, lut :

— « Notre père… qui êtes au ciel »… qui est-ce, ce père, bon ami ?

— C’est Dieu, mon enfant… Dieu qui est le père de tous les hommes… Dieu, mon enfant, est notre père dans les cieux, comme notre père visible l’est sur la terre.

— Ainsi, dit l’enfant pensif, nous avons deux pères… l’un qui est au ciel et qui est le père de tous ; et puis chaque enfant a encore un père sur la terre…

— Oui, mon enfant : c’est bien cela, dit le moine étonné qu’une telle question eût pu germer dans l’esprit de ce petit être.

Et ce fut une flamme d’orgueil qui éclaira un instant ses yeux.

Il reprit :

— Continuons, mon enfant… « Notre père qui êtes au ciel… »

Mais l’enfant était poursuivi par une pensée.

— Ainsi, dit-il, tu as un père, bon ami ?

— Sans doute, mon enfant.

— Et le frère sonneur ? Et les deux gros chantres qui ont de si vilaines figures ? Et le frère jardinier ?… Ils ont tous un père ?

— Bien certainement, fit le moine qui regarda attentivement le petit Jacques.

— Et les enfants qui, quelquefois, passent par-dessus le mur pour prendre des fruits et après lesquels le frère jardinier court avec un gros bâton, est-ce qu’ils ont chacun leur père ?

Le moine répondit plus faiblement :

— Mais oui, mon enfant…

— Alors, dit le petit, pourquoi est-ce que je n’ai pas de père, moi ?

Le moine pâlit. Un tressaillement de souffrance et d’amertume le secoua. Et ce fut d’une voix sourde, presque méchante, qu’il demanda :

— Qui t’a dit que tu n’as pas de père !…

— Mais, fit le petit, je le vois bien… Si j’avais un père, il serait ici avec moi… je vois bien les autres enfants, le dimanche, quand ils viennent à la chapelle… chacun d’eux a un père ou une mère… moi, je n’ai ni père, ni mère.

Panigarola demeura sombre, perplexe, agitant des réponses et n’osant les formuler.

L’enfant reprit :

— N’est-ce pas, bon ami, que je n’ai pas de père, pas de mère… que je suis seul, tout seul ?

— Et moi ! fit enfin le moine d’une voix qui eût effrayé un autre enfant, que suis-je donc ?

Le petit Jacques Clément considéra son bon ami d’un œil attentif, étonné.

— Toi ? dit-il… tu n’es pas mon père !

Le moine eut un sursaut terrible de sa conscience, tandis qu’il demeurait pâle et glacé. Il lutta un moment contre l’envie furieuse de saisir dans ses bras l’enfant d’Alice !

— Ah ! misérable cœur ! gronda-t-il en lui-même. Je me donne ma paternité comme prétexte ! Avoue que c’est un peu d’elle-même que tes lèvres chercheraient sur les joues de ton fils !…

Il se renferma dans un silence farouche ; affaissé, ramassé sur lui-même, la mâchoire dans sa main crispée, il considéra avec horreur et délice la radieuse vision de femme qui flottait devant lui.

Voyant son immobilité et comprenant qu’il n’y aurait pas de leçon, l’enfant demanda :

— Je peux jouer, bon ami ?

— Oui… joue, mon enfant…

Le petit Jacques Clément se retira à quelques pas, s’assit à terre, mit son menton