Page:Lectures romanesques, No 142, 1907.djvu/12

Cette page n’a pas encore été corrigée

Malgré ses belles résolutions, le chevalier avait glissé la missive dans son pourpoint et était sorti de la Devinière — pour s’étourdir au grand air, se disait-il.

En réalité, par maint tour et détour et après mainte station en divers cabarets plus ou moins mal famés, il se dirigea vers l’hôtel de Montmorency, et tout en s’affirmant qu’il n’y entrerait pas, heurta le marteau de la grande porte.

Ce pauvre chevalier de Pardaillan semblait poussé par quelque mauvais génie à toujours faire le contraire de ce qu’il avait résolu.

Ayant frappé avec une sorte de colère — colère contre qui ? contre lui-même, sans doute ! —, le chevalier attendit quelques minutes en maugréant.

Et comme on ne venait pas assez vite, il se mit à faire un vacarme à effrayer le voisinage.

Ce ne fut pas la grande porte qui s’ouvrit, mais la porte bâtarde.

Il en sortit un suisse gigantesque armé d’une trique.

— Que voulez-vous ? ronchonna ce colosse en agitant son bâton de l’air le moins pacifique du monde.

Il tombait bien. Le chevalier de Pardaillan, furieux contre les Montmorency de France, furieux contre lui-même, était en excellente disposition. Le ton rogue, l’habit étincelant de broderies et surtout la trique du suisse changèrent en exaspération sa mauvaise humeur.

À l’instant même, sa physionomie prit cette impassibilité au vinaigre et cette froideur de lame tranchante qui lui étaient particulières. Seul le sourire qui frémissait sous sa moustache hérissée eût indiqué, à qui l’eût bien connu, cet état spécial de l’homme qui éprouve le besoin de briser n’importe quoi, fût-ce une échine, et qui trouve tout à coup à portée de sa main de quoi se satisfaire.

— Que voulez-vous ? répéta rudement le géant.

Le chevalier examina le suisse depuis ses larges pieds jusqu’à son toquet garni de plumes ; mais pour apercevoir ce toquet, il dut lever la tête.

Ce fut dans cette position de pygmée contemplant un colosse qu’il répondit de sa voix la plus mielleuse, la plus aiguë, la plus froide et la plus polie :

— Mon enfant, je voudrais parler à ton maître…

Rien ne saurait dépeindre la stupeur, l’effarement et l’air de majesté offensée du digne suisse en s’entendant appeler « mon enfant » par cette sorte de gamin au regard glacé, à la rapière en bataille dans les mollets, le poing sur la hanche dans une attitude de matamore à froid.

— Vous dites ? bégaya-t-il.

— Je dis : mon enfant, je voudrais parler à ton maître, le maréchal.

Le suisse regarda autour de lui comme pour bien s’assurer que c’était bien à lui que s’adressait ce discours.

— C’est à moi que vous parlez ? demanda-t-il.

— Oui, mon enfant, à toi-même.

Alors, le suisse éclata d’un si formidable éclat de rire que les vitraux de l’hôtel en tremblèrent dans leurs châssis de plomb doré.

Mais il n’eût pas plutôt commencé cette tonitruante symphonie qu’il lui sembla qu’un écho répondait à son rire par un rire strident, aigre, un rire à perforer les oreilles les plus robustes.

Il s’arrêta soudain. Et ayant incliné la tête vers le gamin, ou du moins celui que dans son esprit il appelait ainsi, il vit que c’était le chevalier qui riait, mais qui riait des lèvres seulement et du gosier, tandis que son regard demeurait glacial.

Le suisse laissa retomber ses bras qu’il avait croisés sur son ventre pour mieux rire. D’un coup de poing, il rejeta de travers son toquet et se gratta la tête.

Pourquoi se gratte-t-on la tête quand on est embarrassé ?

Tout à coup, grâce à cet énergique grattage, le géant eut une inspiration. Il devint pourpre, soit sous le coup de l’inspiration elle-même, soit par l’effort intellectuel qu’il venait d’accomplir. Il se baissa donc en ployant sur les genoux, et en plaçant ses mains sur ses genoux, de façon que son visage se trouvât à la hauteur du visage de Pardaillan. Et il gronda furieusement :

— Ah çà ! mais dites donc ! Vous vous moquez de moi, vous !

Pardaillan venait d’exécuter le mouvement contraire ; c’est-à-dire que, s’étant haussé sur la pointe des pieds en même temps que le suisse se baissait, il se trouva dominer le géant. Et il répondit simplement :

— Oui, mon enfant !…

Le suisse demeura abasourdi, assommé par la réponse, embarrassé de sa trique, et placé comme l’âne de Buridan à égale distance de deux sentiments : rire ou se fâcher.

Le rire ne lui avait pas réussi. Il résolut de se fâcher. Il se redressa donc de toute sa hauteur, tandis que Pardaillan reprenait sa grandeur naturelle en retombant sur ses talons. Et ayant froncé