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charge, il se trouva devant une porte fermée.

Devant cette porte, Pipeau laissa échapper un aboi prolongé et lugubre, suivi de jappements furieux.

L’aboi était une plainte à l’adresse de son maître, les jappements une menace à l’adresse des sentinelles.

Ayant constaté que ni son maître ni les sentinelles ne répondaient à ses plaintes ou à ses provocations, Pipeau commença à faire le tour de la forteresse à cette allure désordonnée qui lui était habituelle.

Mais il revint à son point de départ sans avoir trouvé ce que, dans son raisonnement primitif et confus, il espérait peut-être rencontrer, c’est-à-dire une issue par où son maître serait sorti.

En effet, comment pourrait-il entrer dans la tête d’un chien qu’un homme est entraîné dans l’intérieur d’épaisses murailles pour n’en plus sortir ? C’est là une idée humaine.

Quelques heures se passèrent pour la pauvre bête dans une sombre inquiétude.

Il finit par s’installer à une vingtaine de pas de la porte et du pont-levis, et, le museau en l’air, inspecta cette chose énorme et noirâtre où son maître s’était englouti.

Des gamins lui jetèrent des pierres, amusement qui prouvait immédiatement à Pipeau que ces jeunes inconnus appartenaient à une race supérieure.

Mais il se contenta d’aller s’installer un peu plus loin.

Cependant, la journée s’écoulait. L’appétit vint, Pipeau résista héroïquement aux tiraillements de son estomac, et demeura ferme à son poste d’observation ; c’est tout au plus s’il s’accorda de bâiller pour tromper sa faim.

Le soir arriva.

Nous ne voulons pas insinuer que ce chien raisonnait. Si on accordait le raisonnement au chien, que deviendrait le respect humain ? Nous avons trop ce respect pour laisser soupçonner que cet animal avait du cœur et de l’esprit ; la théorie de la supériorité et de l’infériorité des races est une bonne théorie ; et si on la battait en brèche, on en arriverait à des monstruosités ; il faudrait arriver presque à admettre qu’un nègre vaut un blanc et qu’un juif vaut un chrétien, ce qui serait une abomination. Maintenons donc la bonne théorie.

Pipeau, de race inférieure, ne raisonnait pas.

Cependant, des gens qui s’intéressèrent à sa manœuvre s’approchèrent de lui. L’un d’eux voulut l’emmener, il montra les crocs. On le vit inspecter avec une attention soutenue les différents étages du sombre bâtiment. Parfois, il dressait les oreilles et le bout de son nez remuait. Puis il poussait un appel sonore. Et, comme rien ne lui répondait, il avait un petit aboi plaintif.

Pipeau ne raisonnait pas.

Mais lorsque la nuit fut venue, si ce ne fut pas en vertu d’un clair syllogisme, ce fut du moins en vertu de quelque association d’idées qu’il se décida à s’en aller.

Qui sait s’il ne pense pas à ce moment :

« Peut-être est-il revenu là-bas, dans la bonne auberge. C’est l’heure où il s’assied à une table d’où tombent des morceaux que je happe au passage… »

Quoi qu’il en soit, Pipeau se dirigea en droite ligne vers la Devinière, suivant exactement la route qu’il avait suivie au matin en sens inverse. Il entra d’un trait, franchit la salle commune que, d’un coup d’œil, il inspecta et monta jusqu’à la chambre de Pardaillan.

Là, sa désolation ne connut plus de bornes.

La chambre était fermée et son maître n’y était pas : c’est ce dont il s’assura en reniflant à la jointure de la porte. Triste à la mort, il redescendit, en s’avouant toutefois que son appétit semblait augmenter en raison directe de sa douleur. Du moins, nous supposons qu’il dut se faire cet aveu, car, sans hésitation, avec la cynique résolution d’un être qui ne craint aucun Landry, aucun Grégoire, il pénétra dans la cuisine et s’arrêta au beau milieu, le nez en l’air, les yeux pleins de défiance.

Il faut dire que toutes les rencontres antérieures de Pipeau et de Landry avaient toujours abouti à un coup de pied sournois de l’homme au chien.

Qu’on juge donc par là de l’audace du chien et de la stupéfaction de Landry quand il aperçut Pipeau planté au milieu de sa cuisine, comme s’il eût le droit d’être là.

Mais Landry était justement en train de découper une volaille.

Il s’arrêta court. Ses joues tremblèrent d’indignation. Et il s’écria :

— Te voilà, chien d’ivrogne !…