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en vérité que ce nom ne vous est pas inconnu et qu’il vous cause quelque secret chagrin dont je ne me rends pas compte… Et j’y songe ! Déjà, tout à l’heure, lorsque dame Maguelonne a prononcé ce nom, vous avez jeté un cri où il y avait de l’angoisse, et, eût-on dit, presque de la terreur… Vous vous êtes évanouie, mère ! Et lorsque vous êtes revenue à vous, je vous ai interrogée en vain… Oh ! je tremble… il me semble que je vais apprendre quelque chose d’affreux !…

— Oui… affreux ! dit machinalement Jeanne comme si elle se fût répondu à elle-même.

— Oh ! parlez, ma mère !

— Il le faut, mon enfant, ma fille adorée… il le faut pour que tu sois sauvée…

— Vous m’épouvantez, ma mère !

— Écoute, ma Loïse. Lorsque tu naquis, ta pauvre mère avait déjà éprouvé bien des malheurs. De terribles catastrophes s’étaient abattues sur elle. En sorte, Loïse, que si tu n’avais pas été là, je serais morte alors de douleur et de désespoir. Tu ne pourras jamais comprendre à quel point je t’adorais…

— Mère, je n’ai qu’à vous regarder pour m’en rendre compte ! fit Loïse tremblante.

— Chère enfant !… Oui, je t’aimais comme je t’aime maintenant. Je t’aimais plus que moi-même, plus que tout au monde, puisque je t’aimais plus que lui !…

— Lui !…

— Mon époux… ton père !…

— Ah ! mère ! Vous n’avez jamais voulu me dire son nom !

— Eh bien, tu vas le savoir ! L’heure est venue. Ton père, Loïse, s’appelait…

Elle s’arrêta palpitante, comme si tout son passé d’amour se fût brusquement dressé devant elle.

— Achevez, ma mère ! s’écria Loïse.

— François de Montmorency ! fit Jeanne dans un souffle.

Loïse jeta un faible cri.

Non pas qu’elle fût éblouie de ce grand nom, elle qui s’était toujours crue de pauvre naissance ; mais elle se souvenait alors que sa mère lui avait toujours appris que l’un des deux hommes qu’elle devait le plus redouter au monde s’appelait Henri de Montmorency.

Palpitante, elle se suspendit, pour ainsi dire aux lèvres de sa mère, qui continua :

— Ton père, Loïse, était parti pour une rude campagne. Je le croyais mort. Un jour — jour de joie infinie et de malheur implacable —, j’appris qu’il vivait, j’appris qu’il était de retour et qu’il accourait vers moi… Or, sache que l’homme qui me donnait ces nouvelles, c’était le frère de ton père, et c’était Henri de Montmorency !

— Que vais-je apprendre ! balbutia Loïse.

— Apprends aussi une chose, mon enfant ! C’est que cet homme, avant de me donner ces nouvelles, t’avait fait enlever par un misérable… un tigre, comme il l’appela lui-même. Et après m’avoir appris le retour de ton père, après m’avoir appris qu’il t’avait fait enlever, il ajouta que si je démentais les paroles qu’il allait prononcer en présence de mon époux, sur un signe de lui, tu serais égorgée !

— Horreur !…

— Oui, horreur ! Car jamais nul ne saura ce que je souffris lorsque, devant mon époux, Henri de Montmorency m’accusa de félonie ! Je voulus protester ! mais, à chacun de mes gestes, je voyais son bras prêt à donner le signal de ta mort au tigre qui t’avait emportée… Je me tus !…

— Oh ! mère ! mère ! s’écria Loïse en se jetant dans les bras de Jeanne, comme vous avez dû souffrir ! Pour moi ! Pour me sauver !

Un héroïque et douloureux sourire de Jeanne fut sa seule réponse.

Peu à peu, sous les caresses passionnées de sa fille, elle parvint à calmer les palpitations de son cœur.

Elle reprit alors :

— Tu comprends maintenant pourquoi je t’ai toujours dit qu’il y avait un homme au monde que tu devais haïr, que tu devais fuir comme on fuit le malheur et la mort… c’était Henri de Montmorency…

— Et l’autre mère, l’autre !… fit Loïse d’une voix mourante.

— L’autre, mon enfant, celui qui t’avait enlevée !…

— Oui, mère !…

— Celui qui avait accepté l’horrible commission de t’égorger… le tigre, enfin !

— Oui, mère !…

— Loïse, apprête ton courage… ce monstre s’appelait le chevalier de Pardaillan !

Loïse ne poussa pas un cri, ne fit pas un geste.

Elle demeura comme foudroyée, très pâle, et deux grosses larmes roulèrent de ses yeux.

Puis, elle croisa ses mains sur son sein, baissa la tête, et murmura :

— Le père de celui que j’aime !

Jeanne la saisit dans ses bras, l’étreignit convulsivement.

— Oui, dit-elle, enfiévrée, la tête perdue. Oui, ma Loïse bien-aimée… nous sommes toutes deux marquées pour le malheur… Un homme généreux te sauva, te rapporta à moi… et ce fut lui qui