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Ce fut, pendant presque une demi-minute, l’homérique image d’un rocher qu’assaillent vainement des vagues déchaînées. Le peuple tourbillonnait autour de Pardaillan avec d’effroyables vociférations. Crucé, Kervier et Pezou lui jetaient des menaces apocalyptiques. Et Pardaillan, ramassé sur lui-même, les mâchoires serrées, sans un mot, sans un geste inutile, faisait tournoyer la flamboyante Giboulée parmi des éclairs.

Pourtant, cela ne pouvait durer ainsi.

Le demi-cercle se resserrait, malgré la résistance du premier rang ; des masses profondes, par-derrière, poussaient, avec de tumultueux mouvements de flux et de reflux.

Pardaillan comprit qu’il allait être écrasé…

Il jeta sur Jeanne d’Albret et sa compagne un regard qui eut la durée d’un éclair, et cria :

— Rangez-vous !

Les deux femmes obéirent.

Alors, lui, toujours couvert par la longue rapière, se pencha en avant, en équilibre sur la jambe gauche, tandis que, du pied droit, il se mettait à décocher contre la porte vermoulue des ruades forcenées.

Au premier coup de talon, qui résonna comme un choc de madrier, la multitude comprit la manœuvre, poussa une clameur de rage, et essaya de se ruer sur l’insensé qui tentait le miracle de sauver la huguenote. Deux ou trois hommes tombèrent, sanglants, et Giboulée décrivit un cercle d’acier si flamboyant qu’il y eut une seconde de désordre indescriptible.

Au deuxième coup de talon, la porte ébranlée gémit, et une de ses ferrures tomba.

Au troisième, elle s’ouvrit violemment, la serrure fracassée.

— Venez, Alice ! dit Jeanne d’Albret d’une voix étrangement calme.

Et elle entra dans la maison, suivie de sa compagne.

Le peuple, en voyant que sa victime lui échappait pour l’instant, jeta un rugissement tel qu’il sembla que la vieille maison allait s’écrouler ; Crucé, Pezou et Kervier, maintenant, ne se trouvaient plus en tête ; ils avaient disparu dans les vastes remous de cette houle humaine ; il y eut comme un assaut, la marche irrésistible d’un mascaret, le dévalement gigantesque d’une trombe qui s’abat… mais ces masses d’hommes écrasés les uns sur les autres, poussant, poussés, se piétinant, se soulevant parmi les gémissements des gens renversés et les imprécations des autres, cette masse, disons-nous, vint s’arrêter, haletante, rugissante, émiettée par ses propres mouvements, devant la porte refermée !…

En effet, à peine la reine de Navarre avait-elle disparu que Pardaillan, cessant son moulinet, porta à droite, à gauche, devant, au hasard, une dizaine de coups de pointe dont chacun fut suivi d’un hurlement de douleur. Puis, dans cet espace de temps ; inappréciable où la multitude s’arrêta, hésitante, hébétée, il bondit en arrière, à corps perdu, repoussa la porte et jeta autour de lui un regard de flamme…

La maison, ancien logis d’un menuisier ou d’un charpentier, était pleine de madriers.

Saisir cinq ou six de ces madriers, les arc-bouter contre la porte, établir un rempart solidement échafaudé, fut pour le chevalier l’affaire d’une minute, et la porte arrachée de ses gonds par l’armée assaillante tombait avec fracas que déjà l’obstacle se dressait, se hérissait devant la multitude.

Le premier mot de Jeanne d’Albret fut :

— Êtes-vous de la religion, monsieur [1] ?

— Eh ! madame, je suis de la religion de vivre… surtout en ce moment où mauvais marchand serait celui qui achèterait ma peau pour plus d’un sol.

Jeanne d’Albret jeta un regard d’admiration sur ce jeune homme en lambeaux, les mains déchirées de sanglantes éraflures, qui continuait à sourire. En cette minute, il était vraiment beau, rayonnant d’audace, avec on ne savait quoi d’ironique au coin des yeux.

— Si nous devons mourir, reprit la reine de Navarre, je veux, avant, vous remercier et vous dire qu’à l’instant de ma mort j’aurai connu le plus héroïque gentilhomme que j’aie jamais vu…

— Oh ! murmura Pardaillan, nous ne sommes pas morts encore : nous avons bien trois minutes devant nous !… Silence, mes petits louveteaux ! ajouta-t-il en répondant aux vociférations du peuple. Un peu de patience, que diable, vous nous assourdissez et nous rompez les oreilles !

Cependant, il n’avait pas perdu une seconde.

D’un coup d’œil, il avait examiné l’endroit où il se trouvait. C’était une pièce immense qui avait dû servir d’atelier à un charpentier. Il n’y avait pas de plafond. C’était le toit lui-même qui couvrait

  1. Êtes-vous protestant ? (Note de M. Zévaco.)