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de la grande route. Je regrette les coups de soleil et les averses. J’étouffe dans Paris, moi. Enfin, il faut que je m’en aille !

Peut-être le vieux Pardaillan avait-il un motif plus impérieux de fuir Paris. Car il paraissait tout embarrassé.

Il se hâta de continuer :

— Au moment de nous quitter, peut-être pour toujours, car je suis bien vieux, je regrette, chevalier, de n’avoir à vous laisser que des conseils. Au moins ces conseils, qui constituent tout votre héritage, sont-ils dignes d’être précieusement observés…

Jean ne put retenir une larme qui roula sur ses joues…

— Eh quoi ! vous pleurez, chevalier ! Cela me chagrine vraiment. Réservez vos larmes pour des malheurs qui vous atteindraient plus directement. Je m’en vais, mon cher fils ; mais je puis me vanter d’avoir fait de vous un homme capable de lutter contre cette chose perverse et maléficieuse qu’on appelle la vie. Vous êtes un escrimeur accompli, et il n’y a pas un maître d’armes dans tout le royaume capable de parer les bottes que je vous ai enseignées : œil d’acier, poignet infatigable, sang-froid, courage, rien ne vous manque. Dans les seize ans qui viennent de s’écouler, je vous ai emmené avec moi ; et soit sur mon cheval, soit sur mon dos quand vous étiez petit ; soit sur vos jambes ou sur la monture que vous procurait le hasard, quand vous étiez adolescent, vous avez parcouru en tous sens les pays de France, de Bourgogne, de Provence et de langue d’oc et de la langue d’oïl. Vous avez donc appris les choses les plus difficiles qui soient : savoir dormir sur la dure, avec la selle sous la tête ; savoir se coucher sans manger ; avoir froid et chaud indifféremment, sourire au soleil et rire à la pluie ; saluer le vent d’orage qui s’engouffre sous le manteau ; avoir soif, avoir faim… oui, vous savez tout cela, mon fils, et c’est pourquoi vous êtes bâti de fer et d’acier !

Le vieux Pardaillan regarda une minute son fils avec une orgueilleuse admiration.

Puis il reprit :

— Et pourtant, vous eussiez pu vivre heureux et tranquille, me succéder dans un bon emploi, au sein de la richesse et de la prospérité, sous un maître noble comme le roi, plus riche que le roi !… Un crime a décidé autrement de ma destinée et de la vôtre.

— Un crime, mon père ! s’écria Jean tout palpitant.

— Un crime ou un acte imbécile : c’est tout un. Et c’est moi qui le commis…

— Vous ! Impossible ! Vous, le cœur le plus tendre…

— Ta… ta… ta… mon fils ! Comme vous y allez ! Par Pilate et Barabbas ! Écoutez. Après une existence de routier, de hère, de sacripant, de malandrin, pour tout dire, j’avais donc fini par trouver la tranquillité : bombance, bons vins et le reste ; tout ce qui constitue l’honnêteté de la vie. J’eusse dû m’y tenir, surtout pour vous, mon fils… Mais, un jour, mon maître me donna une petite commission des plus faciles : enlever une petite effrontée d’enfant au maillot. Je le fis et reçus en récompense un diamant qui valait bien trois mille écus. J’eus promesse du double si je gardais la petite… Je ne vous parle pas d’une autre clause du traité, que j’étais décidé dès la première minute à ne pas tenir…

-Eh bien, mon père ?

-Eh bien, je fis la sottise de prêter l’oreille à je ne sais quelle absurde voix qui murmurait je ne sais plus trop quoi dans mon cœur. Bref, je rendis l’enfant ! Et criminel jusqu’au bout, j’offris le diamant à la mère. Résultat : seize nouvelles années de vie errante pour moi — et pour vous, la misère !…

— Le nom de cette mère ? Le nom du maître qui vous donnait de ces commissions ?…

— Le secret n’est pas à moi, mon fils… Je continue. Grâce à ce crime, vous êtes pauvre comme Job ne le fut jamais. Là, d’ailleurs, s’arrête votre ressemblance avec ce saint homme si pieux, si continent, si chaste.

Jean rougit un peu. M. de Pardaillan père, après une minute de rêverie, continua :

— Maintenant, chevalier, écoutez ce que j’avais à vous dire… Écoutez, s’il vous plaît, de tout votre cœur, et recueillez l’héritage de mes bons et loyaux conseils… Les voici…

Jean ouvrit ses oreilles toutes grandes et s’apprêta à recueillir pieusement ce qu’il considérait dès lors comme l’héritage paternel.

— Premièrement, dit le vieux routier, méfiez-vous des hommes. Il n’en est pas un qui vaille beaucoup plus que la vieille corde qui devrait le pendre. Si vous voyez quelqu’un se noyer, tirez-lui votre chapeau et passez. Si vous apercevez des truands qui attaquent un bourgeois à un coin de rue, tirez sur l’autre coin. Si quelqu’un se dit votre ami, demandez-vous aussitôt quel mal il vous souhaite. Si un homme déclare qu’il vous veut du bien,