Page:Lectures romanesques, No 123, 1907.djvu/10

Cette page n’a pas encore été corrigée

au haut-de-chausses. Le talon soutenait des éperons formidables ; au ceinturon de cuir éraillé, éraflé, pendait une rapière démesurée, et lorsque, des éperons, l’œil montait à cette rapière, de cette rapière à la large poitrine serrée dans un pourpoint rapiécé, de la poitrine aux moustaches hérissées, des moustaches aux yeux flamboyants, et enfin des yeux au chapeau posé sur l’oreille, en bataille, les hommes gardaient de cet ensemble une impression de force qui leur inspirait instantanément un respect non dissimulé ; les femmes, une impression d’élégance et de beauté du diable, que plus d’une avait de la peine à dissimuler.

En effet, l’amour des femmes, pour un cavalier, est généralement en raison directe du respect que ce cavalier inspire aux hommes. Une belle prestance, un visage juvénile dont les yeux lancent des flammes de colère ou de passion, une attitude de matamore qui a le droit de l’être, un geste souple, sobre, expressif, des lèvres fines, un sourire très doux et très tendre sous le hérissement provocateur de la moustache : voilà ce qu’on voyait de Pardaillan. Et l’habit avait beau être fripé, vieilli, mangé par le soleil, terni par les pluies, couturé de coups d’épée, celui qui le portait n’en demeurait pas moins un type merveilleux d’élégance aisée, gracieuse avec on ne sait quoi de terrible.

Dans toute la rue Saint-Denis et dans le voisinage, dans la rue du Temple, dans la rue Saint-Antoine, dans les cabarets borgnes de la rue des Mauvais-Garçons, le chevalier de Pardaillan était connu et redouté. Plus d’un mari faisait la grimace en le voyant passer, fier comme le roi, gueux comme un truand ; mais plus d’une bourgeoise se retournait avec un sourire, et même des grandes dames soulevaient les rideaux de leur litière pour l’accompagner du regard.

Et lui, candide au fond, ne voyant rien de toute cette admiration qui lui faisait escorte, faisait résonner ses éperons et passait, le nez au vent, comme un jeune loup cherchant aventure — aventure de bataille, aventure d’amour, coups à donner ou à recevoir, grands déploiements de l’étincelante rapière, baisers furtifs, tout lui était bon !… Le guet le tenait pour un diable à quatre qu’il fallait respecter, en attendant qu’on pût l’occire en douceur ; les truands de la grande truanderie professaient pour lui une admiration sans bornes et lui avaient vainement offert le sceptre du royaume d’Argot… Cette estime des argotiers, tire-laine et autres gens pendables, pour ce jeune homme, va sans doute lui enlever celle du lecteur : nous n’y pouvons rien.

Donc, le chevalier de Pardaillan, hormis sa santé, sa force et son élégance, ne possédait rien au monde.

Ou plutôt nous nous trompons : il possédait Galaor ! il possédait Pipeau ! il possédait Giboulée !

Qu’était-ce que Galaor ? Un cheval !

Pipeau ? Un chien !

Giboulée ? Une rapière !

Comment était-il devenu possesseur et légitime propriétaire de ces trois êtres ?… car Giboulée elle-même, simple tige d’acier, devenait un être, au poing de Pardaillan, un être frétillant, rapide, vertigineux, sifflant, sonnant, ayant un véritable langage.

Il n’est pas sans intérêt de le faire savoir, d’autant que l’histoire de ces trois êtres contient avec notre récit des affinités secrètes qui se dégageront en temps et lieu.

Six mois environ avant le jour où nous avons vu Jean de Pardaillan envoyer de haut et de loin ce baiser qui révélait en lui tout un état d’âme, M. de Pardaillan, le père, avait appelé son fils.

Le vieux routier logeait dans cette hôtellerie de la Devinière depuis deux ans.

Il occupait avec son fils un étroit cabinet noir qui donnait sur une sombre cour.

— Mon fils, dit-il, je vous fais mes adieux…

— Quoi ! monsieur, vous partez donc ! s’écria le jeune homme avec un élan qui chatouilla le cœur de son père.

— Oui, mon enfant, je pars !… Toutefois, je vous propose de vous emmener avec moi…

Le jeune chevalier, qui rougissait rarement, qui pâlissait encore moins souvent, rougit et pâlit coup sur coup à cette proposition.

Le vieux Pardaillan qui l’examinait en dessous haussa imperceptiblement les épaules et reprit :

— Je vous propose de vous emmener ; mais je crois vraiment que vous feriez mieux de demeurer à Paris… Paris, mon cher, c’est la grande marmite où les sorcières font bouillir ensemble la bonne et la mauvaise fortune. Restez, mon enfant. Quelque chose me dit que dans la distribution que font les sorcières de leur marmite, c’est la bonne fortune qui vous tombera en partage… Aussi disais-je bien : je vous fais mes adieux.

— Mais, mon père ! fit Jean plus ému qu’il ne voulait le paraître, qui vous oblige à vous éloigner ?

— Une foule de choses — et d’autres encore. Que voulez-vous ? J’ai la nostalgie