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sourd frisson d’angoisse. Henri, les bras croisés, l’œil sombre, tenait son regard attaché sur son frère.

Le connétable promena ses yeux d’aigle sur ses capitaines, et poursuivit :

— Hier, à trois heures, la première nouvelle nous en est arrivée : l’empereur Charles Quint se prépare à envahir la Picardie et l’Artois ! Cet homme de fer a reconstitué sa grande armée. Et à l’heure même où je parle, un corps d’infanterie et d’artillerie se porte à marches forcées sur Thérouanne. Écoutez tous, Thérouanne prise, c’est la France envahie, vous entendez bien ! Voici ce que Sa Majesté et moi nous avons décidé : mon armée se concentre sous Paris et partira dans deux jours. Mais, en attendant, un corps de deux mille cavaliers va courir à Thérouanne, s’y enfermer et y lutter jusqu’à la mort pour arrêter l’ennemi.

— Jusqu’à la mort ! rugirent les capitaines tandis qu’un frémissement secouait les panaches sur leurs casques, comme une rafale d’orage.

— Or, continua le connétable, pour cette aventureuse expédition, il fallait un chef jeune, indomptable, téméraire. Ce chef, je l’ai choisi !… François, mon fils, c’est toi !…

— Moi ? s’exclama François chancelant, avec un cri de désespoir.

— Toi ! Oui, toi qui vas sauver ton roi, ton père et ton pays à la fois !… Deux mille cavaliers sont là ! Revêts tes armes ! Sois parti dans un quart d’heure ! Va, et ne t’arrête plus que dans Thérouanne où il faudra vaincre ou mourir !… Henri, tu resteras au manoir et le mettras en état de défense !

Henri se mordit les lèvres jusqu’au sang pour étouffer un rugissement de joie furieuse.

« Jeanne est à moi ! gronda-t-il au plus profond de lui-même. »

François, livide, fit un pas, et haleta :

— Quoi ! mon père ! s’écria-t-il. Moi !… moi !…

Les yeux hagards, l’âme convulsée, il eut l’atroce vision de Jeanne… de l’épouse… abandonnée… pleurant aux pieds du cadavre, là-bas… sans consolations… seule au monde !…

— Moi ! répéta-t-il. Horreur !… Impossible !…

Le connétable fronça les sourcils, et d’une voix rauque, métallique :

— À cheval, François de Montmorency ! à cheval !…

— Mon père, écoutez-moi !… Deux heures ! une heure ! Je vous demande une heure ! cria François en se tordant les mains.

Le connétable Anne de Montmorency se dressa tout debout. Une effroyable colère faisait trembler ses joues. Sa parole tomba dans le silence implacable :

— Je crois que vous discutez les ordres du roi et de votre chef !

— Une heure ! mon père, une heure !… Et je cours à la mort !…

Le vieux chef d’armées, tout bardé d’acier, descendit les marches de son trône.

Et il éclata :

— Par le tonnerre du ciel ! un mot encore, François de Montmorency… un seul… et pour la gloire du nom que vous portez, je vous arrête de mes propres mains.

D’une voix de tempête qui fit trembler les assistants et s’entrechoquer leurs armures, le connétable poursuivit :

— La foudre m’écrase si je blasphème ! C’est, en cinq siècles, le premier de ma race qui hésite à mourir !

L’outrage était formidable. Il ne restait plus à François qu’à se tuer devant cette assemblée de guerriers dont les cœurs, comme les poitrines, semblaient bardés d’acier.

D’une violente secousse, il redressa la tête. Tout disparut de son esprit : amour, femme, rêve de bonheur. Ses yeux poignardèrent les yeux de son père. Et le grondement de sa parole couvrit la parole du vieux chef :

— Que la foudre écrase donc celui qui a jamais pu dire qu’un Montmorency recule ! Pour la gloire du nom, j’obéis, mon père, je pars ! Mais si je reviens vivant, monsieur le connétable, nous aurons un terrible compte à régler. Adieu !…

D’un pas rude, il traversa les rangs des capitaines épouvantés de cette provocation inouïe, de ce rendez-vous donné au maître tout-puissant des armées, au père !

Dès la porte, on l’entendit qui commandait à coups brefs et rauques :

— Mon valet d’armes ! Mon destrier de guerre ! Mon estramaçon de bataille !

Tous les visages, tournés vers le connétable, attendaient un ordre d’arrestation.

Mais un étrange sourire détendit les lèvres du chef, et ceux qui étaient près de lui l’entendirent murmurer :

— C’est un Montmorency !

Dix minutes plus tard, François était dans la cour d’honneur, cuirassé, harnaché, prêt à monter à cheval. Il se tourna vers un page :

— Mon frère Henri ! dit-il. Qu’on aille appeler mon frère.

— Me voici, François !…

Henri de Montmorency apparut dans