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glorieux, mais aussi le plus sûr !

Jeanne devint aussi blanche que le cadavre de son père.

Un cri terrible jaillit de sa gorge. Elle s’abattit sur les genoux. Et, dans l’atroce douleur qui faisait bondir son cœur, dans la foudroyante catastrophe qui la terrassait, un mot, un seul, résuma, condensa tout son désespoir.

— Mon enfant !… mon pauvre enfant !…

Longtemps elle demeura ainsi prostrée, sanglotante, oubliant la présence d’Henri, oubliant son père mort, s’oubliant elle-même, ah ! surtout elle-même, cherchant à envisager, avec l’héroïque courage des mères, le malheur qui frappait l’enfant dès avant sa venue au monde.

Mère ! Dans cette heure de désespérance, elle ne fut qu’une mère. Et lorsqu’elle se releva, une telle résolution flamboyait sur son visage, une flamme de maternité si auguste rayonnait dans ses yeux, qu’Henri interdit, sombre, frémissant, recula.

— C’est bien, dit-elle. Où va le mari doit aller la femme. Ce soir, je partirai pour Thérouanne !…

— Partir ! vous ! gronda le frère de François. Allons donc ! vous n’y songez pas ! Traverser un pays envahi, des lignes ennemies !… vous n’arriveriez pas vivante !… Vous ne partirez pas !

— Qui m’en empêchera ? s’écria-t-elle avec une sorte d’exaltation.

— Moi ! fit Henri, bouleversé, la tête perdue devant cette femme qui lui apparaissait cent fois plus belle dans sa douleur.

Et brusquement, la passion l’emporta, l’affola, se déchaîna en lui.

Il saisit la jeune femme dans ses bras, l’étreignit convulsivement, et d’une voix ardente :

— Jeanne ! Jeanne ! Il est parti ! Il vous abandonne ! Trop lâche pour proclamer son amour, il ne vous aime donc pas ! Mais moi, moi, Jeanne ! je vous adore à en perdre la raison, à en braver le ciel et l’enfer, à poignarder mon père de mes mains, si mon père s’opposait à mon amour ! Jeanne ! ô Jeanne ! Que François meure donc de la mort des faibles puisqu’il n’a pas su vous garder ! Moi, je vous veux ! moi, je vous revendiquerai devant l’univers ! Ô Jeanne, un mot d’espoir ! ou plutôt, non, ne dites rien… un seul de vos regards sans colère me dira si je puis espérer… et s’il en est ainsi, le paradis dans l’âme, je m’éloignerai jusqu’à ce que vous me fassiez signe de venir… Et alors, je viendrai, plus humble que le chien qui rampe, plus fort que le lion qui garde sa lionne…

Il parlait à mots brefs, saccadés, hachés, s’exaltant, s’enivrant, envahi peu à peu par la violence de sa passion.

Jeanne l’entendait à peine. Toute sa volonté, toute sa force, elle les employait à se dégager de l’étreinte furieuse. Soudain, elle put s’arracher des bras de l’homme, qui s’arrêta haletant.

Alors, Jeanne, debout, amincie, agrandie, pour ainsi dire, par la tension de son être, jeta un long regard sur Henri, un regard terrible qui, de ses pieds, monta jusqu’à sa tête. Elle fit un pas. Son bras s’allongea. Son doigt toucha le front d’Henri. Et elle dit :

— Chapeau bas, monsieur. Sinon devant la femme, du moins devant la mort !

Henri tressaillit. Son regard trouble se posa un instant sur le cadavre, qu’il sembla apercevoir pour la première fois. D’un geste lent, il porta la main à son front, comme vaincu, comme pour se découvrir. Mais ce geste, il ne l’acheva pas. Son bras retomba. Ses yeux s’injectèrent de sang. Tout l’orgueil et toute la violence de sa race montèrent à son cerveau en une bouffée ardente. Et sa rage de sentir dominé, de se comprendre si petit, fit explosion.

— Par la mort-diable ! savez-vous, madame, que je suis ici chez moi, et que seul, après mon père, j’ai le droit d’y demeurer couvert !

— Chez vous ! éclata la jeune femme sans comprendre.

— Chez moi ! Oui, chez moi ! L’arrêt du Parlement communiqué ici restitue Margency à notre maison, et je ne souffrirai pas qu’une vassale…

Il n’acheva pas. D’un bond, Jeanne avait couru à une cassette enfermant les papiers du mort, l’avait ouverte, avait déplié le premier parchemin qui s’offrait à elle, l’avait parcouru et, le laissant tomber, sa voix s’élevait, couvrant celle de Montmorency, appelant les serviteurs :

— Guillaume ! Jacques ! Toussaint ! Pierre ! venez tous ! entrez !… entrez tous !…

— Madame ! voulut interrompre Henri.

Les serviteurs en deuil étaient entrés et, avec eux, plusieurs paysans de Margency.

— Entrez tous, continuait Jeanne enfiévrée, soutenue par une étrange exaltation. Entrez tous ! Et apprenez la nouvelle : je ne suis plus ici chez moi !…

—Madame ! gronda Henri…

Jeanne saisit une main glacée du cadavre et la secoua.

— N’est-ce pas, mon père, que nous ne