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sur son épée nue, comme une statue de tombeau, avait été placé, selon l’usage, au milieu de la salle d’honneur, sur un petit lit de camp.

Le jour se levait.

Jeanne, toute pâle de cette nuit qu’elle venait de passer à veiller son père, se dirigeait vers la fenêtre qu’elle entrouvrit. Une minute, son regard erra sur la sereine et radieuse nature, les arbres en fleurs, les bourgeons qui éclataient, les haies pleines de gazouillis d’oiseaux, et sur tout cela, le soyeux et léger azur d’un ciel d’avril, tout baigné de pureté, tendre comme un sourire de le Vie maternelle et consolatrice.

Jeanne se retourna vers le mort. Deux larmes perlèrent au bord de ses cils…

Et presque aussitôt, le même tressaillement qui, la veille, dans le bois, avait agité ses flancs, la secoua de nouveau, comme un balbutiement lointain et confus de l’être qu’elle portait en elle.

Et parmi ses larmes, elle sourit doucement d’un sourire ineffable, pareil à un reflet du sourire du ciel.

— Ô mon père, murmura-t-elle en joignant les mains, mon vénéré père, pardon ! Pourquoi, dans le déchirement de notre séparation, ne puis-je écarter cette joie qui se mêle à ma douleur ? Pourquoi suis-je impuissante à renvoyer les pensées trop douces qui viennent rôder autour des pensées de deuil que ma piété filiale te doit ? Cette joie, mon père, tu es témoin, puisque les morts lisent dans l’âme des vivants, que je me la reproche amèrement… Et, pourtant, elle m’étreint, elle m’enivre… Je puis la combattre, mais non la vaincre !

Elle se rapprocha du cadavre, se pencha sur lui, et naïve, confiante, lui parla :

— Eh bien, père, il faut que je t’explique ! Ne crois pas que je sois la fille dénaturée qui ne souffre pas lorsque son vieux père la quitte à jamais… Écoute-moi… ce secret si cher que j’avais peur de révéler à mon seigneur, ce secret que bientôt je lui dirai avec tant d’orgueil puisqu’il est mon époux, ce secret, père, tu vas le savoir en premier… écoute… je vais être mère !… Mère ! comprends-tu maintenant que je puisse pleurer celui qui part et sourire à ce qui vient !

Une teinte rose plus délicate que les teintes qui nuançaient l’horizon se répandit sur son visage.

Elle réfléchit quelques instants ; puis, comme ayant pris une grave résolution :

— L’enfant portera le nom de ma mère… de celle que j’aimais tant ; je l’appellerai Loïs. Cher petit, que n’est-il là déjà !… Il me semble le voir… Loïs !… le nom charmant ! Ô mon père, c’est là toute ma joie !… De devenir l’épouse du plus illustre seigneur, d’être désormais une dame ayant rang à la cour, ah ! tu sais que je n’y songe pas avec un mauvais plaisir ! Mais que mon enfant ait un nom… un père… et quel nom ! et quel père ! Oh ! de cela, vois-tu, je suis fière et heureuse comme jamais.

Hélas ! la pauvre petite Jeanne de Piennes chez qui le sentiment maternel s’affirmait avec une si douce violence ! Qui savait quel avenir lui réservait la puissance même de ce sentiment !…

À ce moment, au loin, retentit un galop de cheval.

— Le voilà ! s’écria la jeune femme dans un élan de tout son être.

Ses yeux se fixèrent sur la porte qui allait livrer passage à son cher François.

Cette porte s’ouvrit. Jeanne, qui allait s’élancer, demeura pétrifiée, et un grand frisson glacial la parcourut : le frère de François parut.

Henri de Montmorency fit trois pas, s’arrêta devant elle, la tête couverte, sans s’incliner.

— Madame, dit-il, je suis porteur de nouvelles que j’ai juré de vous transmettre dès ce matin ; sans quoi vous ne me verriez pas ici, en pareil moment, à la place de celui que vous attendiez…

Jeanne demeura tremblante, pressentant un malheur.

Brusquement, Henri ajouta :

— François est parti cette nuit…

Elle laissa échapper un faible gémissement.

— Parti ? dit-elle timidement. Parti… mais, pour revenir bientôt, sans doute ?… aujourd’hui même, peut-être ?

— François ne reviendra pas !

Ceci fut dit avec la cruelle netteté d’une sentence de mort.

Jeanne chancela et porta ses deux mains à son sein palpitant. La pensée funeste que François l’abandonnait se présenta à elle. Ses yeux hagards se fixèrent sur Henri, qui poursuivit rapidement :

— La guerre se déchaîne. François a sollicité et obtenu l’honneur de se porter dans Thérouanne pour y arrêter l’armée de Charles Quint… Arrêter l’empereur avec une poignée de cavaliers, c’est vouloir mourir !… Je vous dois toute ma pensée, madame… la pensée de mon frère : pris malgré lui dans une inextricable situation, placé dans l’alternative de désavouer un mariage qu’il regrette ou d’encourir la disgrâce du connétable, François a choisi de tous les suicides le plus