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— Ce soir, quand je suis rentrée, pourquoi mon père paraissait-il bouleversé par quelque souffrance inconnue ?… Pourquoi, si convulsivement, m’a-t-il serrée sur son cœur ? Comme il était pâle ! En vain, j’ai essayé de lui arracher son secret… Pauvre père ! Que ne donnerais-je pas pour prendre ma part de ton chagrin… mais tu n’as rien voulu dire… seulement tu pleurais en me regardant…

Son regard tomba sur une image encadrée au mur.

Elle se leva, s’approcha, s’agenouilla, les mains jointes.

— Madame la Vierge, on dit que vous êtes la mère des mères, et que vous savez tout et que vous pouvez tout. Faites que mon seigneur et amant ne repousse pas l’enfant qui veut vivre… Vierge, bonne Vierge, faites que le fruit de mes entrailles ne soit pas maudit… et que, seule, je pleure la faute !…

La demie avait sonné… Elle attendit encore, avec une angoisse qui la poignait au cœur…

Enfin, elle éteignit le flambeau, s’enveloppa d’une mante et, poussant la porte, marcha vers une maison paysanne située à cinquante pas.

Comme elle longeait une haie toute parfumée de roses sauvages, il lui sembla qu’une ombre, une forme humaine, se dressait de l’autre côté de la haie.

— François !… appela-t-elle, palpitante.

Rien ne lui répondit… et, secouant la tête, elle poursuivit son chemin.

Alors, cette ombre se mit en mouvement, se glissa vers la demeure du seigneur de Piennes, alla droit à une fenêtre éclairée ; et l’homme, rudement, frappa.

*******

Le seigneur de Piennes ne s’était pas couché. À pas lents, le dos voûté, il se promenait dans la salle, l’esprit tendu dans une recherche affreuse : qu’allait devenir sa Jeanne ! À qui la confier ? À qui demander, mendier l’hospitalité… pour elle ! pour elle ! pour elle seule !…

Le coup frappé à la fenêtre arrêta soudain sa morne promenade, et l’immobilisa dans l’attente pantelante d’une dernière catastrophe.

On heurta plus rudement, plus impérieusement.

Le seigneur de Piennes, alors, ouvrit, regarda !…

Et un rugissement de haine, de douleur et de désespoir déchira sa gorge… Celui qui frappait, c’était un fils de l’implacable ennemi, c’était Henri de Montmorency !

Le vieillard se retourna : d’un bond, il courut à une panoplie, décrocha deux épées, les jeta sur la table.

Henri avait franchi la fenêtre, échevelé, hagard.

Les deux hommes se trouvèrent face à face, blêmes tous deux, crispés, hérissés.

Ils haletaient, incapables de prononcer un mot.

D’un signe violent, le seigneur de Piennes montra les deux épées.

Henri secoua la tête, haussa les épaules et saisit la main du vieillard.

— Je ne suis pas venu pour me mesurer avec vous, dit-il d’une voix démente ; pour quoi faire ? Je vous tuerais. Et d’ailleurs, je n’ai pas de haine contre vous, moi ! Est-ce que cela me regarde que mon père vous ait fait disgracier ? Je sais ! oh ! je sais : par le connétable, vous avez perdu votre gouvernement ; vos terres de Piennes ont été confisquées ; de riche et puissant que vous étiez, vous êtes pauvre et misérable !…

— Qu’es-tu donc venu faire ici ? Parle ! gronda le vieux capitaine en assénant sur la table un formidable coup de poing. Ta présence dans cette maison est pour moi le dernier outrage ! Et tu ne veux pas te battre ! Voyons ! viens-tu me braver ? Est-ce ton père qui t’envoie, n’osant venir lui-même ? Es-tu venu voir si le coup qu’il me porte ne m’a pas tué ? Parle ! ou j’atteste ma haine que tu vas mourir à l’instant.

Henri, d’un revers de main, essuya la sueur qui inondait son front.

— Tu veux savoir pourquoi je suis ici ? C’est parce que je sais que tu dois aux Montmorency la misère qui t’accable ! Oui, c’est parce que je connais ta haine, vieillard insensé, que je viens te crier : N’est-ce pas un abominable sacrilège que Jeanne de Piennes soit la maîtresse de François de Montmorency !…

Le seigneur de Piennes chancela. Un nuage rouge passa devant ses yeux. Ses pupilles se dilatèrent. Sa main se leva pour une insulte suprême.

Henri de Montmorency, d’un geste foudroyant, saisit cette main et la serra à la broyer.

— Tu doutes ! rugit-il. Vieillard stupide ! Je te dis que ta fille, à cette minute même, est dans les bras de mon frère ! Viens ! viens !

Stupide, en effet, sans forces, sans voix, le père de Jeanne fut violemment entraîné par le jeune homme qui, d’un coup de pied, ouvrit la porte : l’instant d’après, tous deux étaient devant la chambre de Jeanne… Cette chambre était vide !…