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POÈMES BARBARES.

Et, m’éveillant hier sur le fumier rustique,
Fus adoré des rois de l’Ariane antique.
Ô Runoïa ! courbé du poids de cent hivers,
Qui rêves dans ta tour aux murmures des mers,
Je suis le sacrifice et l’angoisse féconde ;
Je suis l’Agneau chargé des souillures du monde ;
Et je viens apporter à l’homme épouvanté
Le mépris de la vie et de la volupté !
Et l’homme, couronné des fleurs de son ivresse,
Poussera tout à coup un sanglot de détresse ;
Dans sa fête éclatante un éclair aura lui ;
La mort et le néant passeront devant lui.
Et les heureux du monde, altérés de souffrance,
Boiront avec mon sang l’éternelle espérance,
Et loin du siècle impur, sur le sable brûlant,
Mourront les yeux tournés vers un gibet sanglant.
Je romprai les liens des cœurs, et sans mesure
J’élargirai dans l’âme une ardente blessure.
La vierge maudira sa grâce et sa beauté ;
L’homme se renîra dans sa virilité ;
Et les sages, rongés par les doutes suprêmes,
Sur leurs genoux ployés inclinant leurs fronts blêmes,
Honteux d’avoir vécu, honteux d’avoir pensé,
Purifîront au feu leur labeur insensé.
Les siècles écoulés, que l’œil humain pénètre,
Rentreront dans la nuit pour ne jamais renaître ;
Je verserai l’oubli sur les Dieux, mes aînés,
Et je prosternerai leurs fronts découronnés,
Parmi les blocs épars de l’Orient torride,