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L’AGONIE D’UN SAINT.


Voyez mes yeux creusés du torrent de mes pleurs ;
Maître, avant que Satan l’emporte en sa géhenne,
Voyez mon cœur criant de toutes vos douleurs,
Plus enflammé de foi qu’il n’a brûlé de haine !

— Tu mens ! C’était l’orgueil implacable et jaloux
De commander aux rois dans tes haillons de bure,
Et d’écraser du pied les peuples à genoux,
Qui faisait tressaillir ton âme altière et dure.

Tu jeûnais, tu priais, tu macérais ton corps
En te réjouissant de tes vertus sublimes !
Eh bien, sombre boucher des vivants et des morts,
Regarde ! mon royaume est plein de tes victimes.

Qui t’a dit de tuer en mon nom, assassin ?
Loup féroce, toujours affamé de morsures,
Tes ongles et tes dents ont lacéré mon sein,
Et ta bave a souillé mes divines blessures.

Arrière ! Va hurler dans l’abîme éternel !
Qaïn, en te voyant, reconnaîtra sa race.
Va ! car tu souillerais l’innocence du ciel,
Et mes Anges mourraient d’horreur devant ta face !

— Grâce, Seigneur Jésus ! Arrière ! il est trop tard.
Je vois flamber l’Enfer, j’entends rire le Diable,
Et je meurs ! — Ce disant, convulsif et hagard,
L’Abbé se renversa dans un rire effroyable.