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LE NAZARÉEN.


Que pleurais-tu, grande âme, avec tant d’agonie ?
Ce n’était pas ton corps sur la croix desséché,
La jeunesse et l’amour, ta force et ton génie,
Ni l’empire du siècle à tes mains arraché.

Non ! Une voix parlait dans ton rêve, ô Victime !
La voix d’un monde entier, immense désaveu,
Qui te disait : — Descends de ton gibet sublime,
Pâle crucifié, tu n’étais pas un Dieu !

Tu n’étais ni le pain céleste, ni l’eau vive !
Inhabile pasteur, ton joug est délié !
Dans nos cœurs épuisés, sans que rien lui survive,
Le Dieu s’est refait homme, et l’homme est oublié !

Cadavre suspendu vingt siècles sur nos têtes,
Dans ton sépulcre vide il faut enfin rentrer.
Ta tristesse et ton sang assombrissent nos fêtes ;
L’humanité virile est lasse de pleurer. —

Voilà ce que disait, à ton heure suprême,
L’écho des temps futurs, de l’abîme sorti ;
Mais tu sais aujourd’hui ce que vaut ce blasphème ;
Ô fils du charpentier, tu n’avais pas menti !

Tu n’avais pas menti ! Ton Église et ta gloire
Peuvent, ô Rédempteur, sombrer aux flots mouvants ;
L’homme peut sans frémir rejeter ta mémoire,
Comme on livre une cendre inerte aux quatre vents ;