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POÈMES BARBARES.

Depuis ce jour fatal, mon Maître, j’ai jeûné ;
J’ai vainement mordu de mon bec acharné
L’homme sur la poussière et le fruit mûr sur l’arbre ;
L’un devenait de roc et l’autre était de marbre ;
Et, toujours consumé d’angoisse et de désir,
Convoitant une proie impossible à saisir,
Portant de ciel en ciel ma faim inexorable,
J’ai vécu, maigre, vieux, haletant, misérable !
Ce fut là mon supplice, et, certe, immérité.
— Le châtiment fut bon, dit le Moine irrité.
Repens-toi, sans nier ton infaillible Juge.
Quoi ! N’as-tu point, depuis l’universel Déluge,
Dans ta faim effroyable à tant d’hommes gisants,
Assez mangé, Corbeau, pour jeûner trois cents ans ?
— On ne se défait point d’une vieille habitude
Sans que l’épreuve, dit le corbeau, ne soit rude ;
Et si vous ne mangiez de sept jours seulement
Vous verriez ce que vaut votre raisonnement,
Eussiez-vous, subissant vos brèves destinées,
Dévoré le festin de mes trois mille années !
Or voici, grâce à vous, seigneur Sérapion,
Que j’ai fini le temps de l’expiation.
Votre pain était dur, vos figues étaient sèches,
Mais, hier, le Danube était plein de chairs fraîches,
Et portait à la mer, en un lit de roseaux,
Les romains égorgés qui rougissaient les eaux.
Vivez, Rabbi, dans la prière et le silence :
Un roi goth a cloué l’Édit d’un coup de lance
Droit au cœur de Valens, et César est fait Dieu.