Page:Leconte de Lisle - Poèmes barbares.djvu/276

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
266
POÈMES BARBARES.

Nul vivant n’a reçu d’hôte plus singulier.
Abritez-moi, seigneur, sous votre bouclier ! —
Or, tandis que l’Abbé méditait de la sorte,
Le Corbeau tout à coup lui dit d’une voix forte :
— Je ne dors point, ainsi que vous l’avez pensé,
Vénérable Rabbi ; je rêvais du passé,
Me demandant de quoi les âmes étaient faites.
J’ai connu, dans leur temps, tous les anciens prophètes
Qui, certes, l’ignoraient. — Parle sans blasphémer,
Dit le Moine, ou l’Enfer puisse te consumer !
Que t’importe, chair vile, inerte pourriture,
Qui rentreras bientôt dans l’aveugle nature
Avec l’argile et l’eau de la pluie et le vent,
Vaine ombre, indifférente aux yeux du Dieu vivant,
À toi qui n’es que fange avant d’être poussière,
Le royaume où les Saints siègent dans la lumière ?
Le lion, le corbeau, l’aigle, l’âne et le chien,
Qu’est-ce que tout cela dans la mort, sinon rien ?

— Seigneur, dit le Corbeau, vous parlez comme un homme
Sûr de se réveiller après le dernier somme ;
Mais j’ai vu force Rois et des peuples entiers
Qui n’allaient point de vie à trépas volontiers.
À vrai dire, ils semblaient peu certains, à cette heure,
De sortir promptement de leur noire demeure.
En outre, sachez-le, j’en ai mangé beaucoup,
Et leur âme avec eux, Maître, du même coup.
- Vil païen, dit l’Abbé, quand la chair insensible