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POÈMES BARBARES.

Et, coupant deux fois l’air par un signe mystique,
D’un doigt rose effleura l’Écriture magique.
Et les Runas fondaient, et des genoux du Dieu
Coulaient sur le parvis en clairs ruisseaux de feu,
Rapides, bondissant, serpentant sur les dalles,
Et brûlant les pieds nus dans le cuir des sandales.
Et les pieux et les arcs saisis sur les piliers,
Les glaives, de leur gaine arrachés par milliers,
Se heurtèrent aux mains de la foule en délire.
Avec des cris de rage et des éclats de rire,
Runoïas et Chasseurs, de flammes enlacés,
Se ruaient au combat par élans insensés,
Comme un essaim confus d’abeilles furieuses,
Ou tels que, vers midi, sous les faux radieuses,
Au rebord des sillons tombent les épis mûrs ;
Et le sang jaillissait sur les parois des murs.
Mais voici qu’au milieu de la lutte suprême,
La Tour, en flamboyant, s’affaissa sur soi-même,
Et comme une montagne, en son écroulement,
Emplit la noire nuit d’un long rugissement.

Seul des siens, à travers cette ruine immense,
L’éternel Runoïa descendit en silence.
Dépossédé d’un monde, il lança sur la mer
Sa nacelle d’airain, sa barque à fond de fer ;
Et tandis que le vent, d’une brusque rafale,
Tordait les blancs flocons de sa barbe royale,
Les regards attachés aux débris de sa tour,
Il cria dans la nuit : — Tu mourras à ton tour !