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la république des lettres

jeûne, immobile sur un pied, voyait, par les yeux de la foi, le divin Viçnou couché dans les replis du serpent sacré et flottant sur la mer de lait. Et la tige du Nymphéa mystique sortait du nombril éternel, et les trois faces de Brahma resplendissaient dans la fleur épanouie. Pour le jeune guerrier, il chassait à coups de flèches les hommes noirs du Dekkân, bien loin du Madhyadeça.

Et le démon Mahâmaraka descendait toujours en spirale, réfléchissant au moyen de ne pas effrayer Phalya-Mani, car, ne pouvant plus changer de forme à son gré, il était horrible à voir, monstrueux et moussu comme une vieille pagode haute et massive. Sa tête était hérissée de cheveux rouges, ses membres ressemblaient à des troncs noueux, et ses dix ailes de chauve-souris grinçaient comme des gonds rouillés.

Phalya-Mani et ses compagnes entendirent bientôt le bruit que faisaient au-dessus de leurs têtes les dix ailes de Mahâmaraka, et, levant les yeux, elles le virent. Leur épouvante fut grande. Toutes poussèrent un même cri et voulurent s’enfuir ; mais le démon leur dit en adoucissant sa voix :

— Vyâghrâ, le jeune guerrier, m’envoie vers la Perle du monde.

Celle-ci s’arrêta et dit :

— Ô génie, est-il vrai ?

— Telle est la vérité. Le jeune Radjah demande que la Fleur du Madhyadeça vienne lui rendre son âme qu’elle a gardée, sinon il mourra de douleur, car le très-pieux Aryâmân l’a exilé de la Terre sacrée des Pandavas. Le jeune homme royal est dans ma demeure, à la cime de l’Himavat. S’il est cher à la Perle du monde, elle mettra sa confiance en moi, et je la transporterai auprès de son bien-aimé.

— Je le veux ! Emporte-moi, ô génie !

L’amour vole comme la flèche violemment repoussée par la corde tendue. L’amour n’a qu’un regard, il ne voit qu’une chose, et cette chose qu’il voit emplit le monde.

Alors, malgré les prières de ses compagnes et les gémissements de ses gazelles, Phalya-Mani s’assit sur une des ailes du démon Mahâmaraka, qui tourbillonna dans la brume du soir et disparut.

Et le saint Radjah, au moment où sa fille lui était enlevée, récitait la Gâyatri et se mouillait les deux oreilles en l’honneur de Hâri, le conservateur de l’univers ; car la piété confond la pensée et le cœur dans l’abîme de ce qui est un et par soi-même. La piété plonge les justes dans l’essence première. Leurs yeux se ferment au monde des apparences changeantes et fugitives ; leurs oreilles n’entendent plus rien des bruits terrestres. Que verraient les justes ? qu’entendraient-ils ? L’abîme de ce qui est un et par soi-même n’est-il point noir et muet ? Telle est la doctrine sacrée. Elle est très-consolante.

Cependant, Phalya-Mani, assise sur l’aile de Mahâmaraka, montait dans les ombres croissantes de la nuit. Et ils atteignirent les hauteurs où pleuvent les neiges éternelles. Et le démon s’était creusé là une caverne dans la glace. Il y déposa la vierge royale, et, soufflant autour d’elle une tiède haleine pour qu’elle ne mourût point, il lui dit :

— Phalya-Mani, fille d’Aryâmân, Fleur du Madhyadeça, Perle du monde, tu ne reverras jamais ni la lumière de Suryâ, ni ton père, ni ton amant.

La Vierge poussa un grand cri et s’évanouit. Le démon la ranima et reprit :