Page:Leconte de Lisle - Phalya-Mani, 1876, RDL.djvu/2

Cette page a été validée par deux contributeurs.
54
la république des lettres

Il entra dans la rivière en récitant la Gâyatri :

— Eau divine, donne-moi la vue éclatante du Dieu suprême en qui tout rentre. Eau pure, fais-moi partager ton essence.

Il but une gorgée d’eau, priant tout bas :

— Roi du sacrifice, ton cœur est au milieu du large océan des délices ; puissé-je m’y absorber à jamais !

Il revint au bord, et l’image de sa fille Phalya-Mani passa dans son cœur, et il oublia de secouer huit fois ses mains pleines d’eau vers les huit points du monde. En ce moment, une Voix très-grêle sortit de la rivière Dêvavithi. Le son en était extrêmement faible et comme lointain, et si net qu’il semblait tout proche. Et cette Voix dit ceci :

— Ô Radjah Aryâmân, qui protéges les opprimés, retire-moi de cette rivière où des monstres voraces me dévoreraient.

Le Pandavaïde lui répondit :

— Par la sainteté des Védas, je le veux. Où es-tu ?

— Baisse-toi, dit la voix, et emplis d’eau le creux de ta main.

Ainsi fit Aryâmân, qui aperçut un petit poisson rouge et noir, tout étincelant dans l’eau qu’il avait recueillie. Et il remporta avec beaucoup de sollicitude jusqu’à sa demeure royale, et il le déposa dans une coupe à demi-pleine ; mais, le lendemain, le petit poisson avait grandi de telle sorte que la coupe ne pouvait plus le contenir.

Aryâmân le mit successivement dans une citerne, dans un étang, dans un lac. La citerne se tarit, l’étang déborda, le lac rompit ses digues et s’écoula dans la mer avec le poisson monstrueux qui agitait furieusement ses nageoires et sa queue.

À peine eut-il plongé dans l’écume salée qu’un bruit terrible éclata sur les grandes eaux, et que le démon Mahâmaraka ouvrit ses dix ailes rouges et noires et s’enleva en spirale dans le ciel.

Autrefois, en effet, tandis que Brahma dormait sur le Nymphéa éternel, ce démon rusé avait tenté de dérober les Védâs qui coulaient des lèvres divines. Et il subissait, depuis mille et mille années, dans la Dêvavithi, le châtiment que la bonté d’Aryâmân venait d’abréger. Voyant cela, celui-ci fut très étonné, et se livra à de grandes austérités. Il resta debout, douze lunes entières, la plante du pied droit posée sur la cuisse gauche et les deux mains en éventail contre les oreilles, ce qui est une marque merveilleuse de piété. Mais, parce qu’il avait oublié, en songeant à sa fille Phalya-Mani, d’asperger les huit points du monde, l’œil enflammé de Sûryâ dessécha les rizières et cent mille Sûdras moururent de faim, et le vieux Radjah comprit qu’il allait expier la faute qu’il avait commise.

Qu’elles sont belles, au matin les Vallées du Madhyadeça ! Argunî, Cyama, Dhavali et Rôhini, les génisses aurorales, hument de leurs mufles roses les nuées bleues qui ondulent au faîte du Suryâgiri où volent et se jouent les génies bienheureux, amis des hommes, tandis que les pointes glacées et les gorges noires de l’Himavat sont hantées par les démons Marakas, mangeurs de chair et buveurs de sang.

Que l’arôme des vallées est doux quand le soir empourpre le monde ! Toutes les fleurs qui se sont inclinées sous la lumière ardente, exhalent leur âme dans l’air attiédi. La vapeur parfumée monte jusqu’aux sommets resplendissants de la sainte montagne qui rafraîchit ses larges pieds dans les eaux de la Dêvavithi où boivent les panthères aux robes étoilées, sous les verts parasols des lataniers. Une pluie d’ailes écarlates descend, tourbillonne et se glisse dans les feuillages sombres, et les tourterelles des