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Le ciel, dans le silence et dans la majesté,
Planait sur le désert de l’Océan paisible,
Et déjà la lueur de la lune invisible
Tremblait à l’Orient vaguement argenté.

Osseux, le front strié de creuses rides noires,
Tatoué de la face à ses maigres genoux,
Le vieux Chef dilatait ses yeux jaunes sur nous,
Assis sur les jarrets, les paumes aux mâchoires.

Un haillon rouge autour des reins, ses blanches dents
De carnassier mordant la largeur de sa bouche,
On eût dit une Idole inhumaine et farouche
Qui rêve et ne peut plus fermer ses yeux ardents.

À la rigidité rugueuse de ce torse
Labouré de dessins l’un à l’autre enlacés,
On sentait que le poids de tant de jours passés
L’avait pétrifié sans en rompre la force.

Tel, inerte, il songeait silencieusement.
Puis enfin, retroussant sa lèvre avec un râle,
Il se mit à parler d’une voix gutturale,
Âpre comme l’écho d’un fauve grondement :

— Voyez ! Le monde est grand. La terre est-elle pleine
Où vos pères sont morts, où vos enfants sont nés ?
Fuyez-vous, par la faim sans trêve aiguillonnés,
De l’aurore au couchant, blêmes et hors d’haleine ?