Page:Leconte de Lisle - Derniers Poèmes, 1895.djvu/253

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vilisations, il arrive encore que de libres esprits, rebelles à l’aplatissement général, passionnément épris de la beauté naturelle des horizons, des montagnes et des vallées natales, des ruines célèbres endormies au bord des fleuves, écoutent et savent comprendre les voix mystérieuses qui montent du passé ou qui murmurent autour d’eux. Sans trop de culture littéraire, mais habiles à exprimer, dans une langue spontanément éloquente et colorée, les traditions qui survivent, les tristesses vagues, les rêveries confuses, les dures misères et les joies rapides de la foule, ce sont encore de vrais poètes populaires et nationaux, dignes de sympathie et d’admiration.

Enfin, au moment néfaste où les imaginations s’éteignent, où les suprêmes pressentiments du Beau se dissipent, où la fièvre de l’Utile, les convoitises d’argent, l’indifférence et le mépris de l’Idéal s’installent victorieusement dans les intelligences même lettrées, et, à plus forte raison, dans la masse inculte, il n’y a plus de poètes populaires, il est insensé de supposer qu’il puisse en exister. Les seules voix qui chantent ne montent plus de la multitude ; elles tombent de hauteurs inaccessibles au vulgaire et viennent se perdre sans échos dans le bruit des locomotives et le hurlement de la Bourse. Désormais l’Art est forcément désintéressé des préoccupations contemporaines ; la rupture est définitive entre la foule et lui.

La civilisation moderne tout entière en est là. Rien de plus naturel et de plus inévitable. Les âmes ne sont plus mises en relation, directe ou indirecte, ni par les passions morales qui se heurtaient à la terreur du châtiment ou