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une peau de tigre

ne pense pas que ses lecteurs sachent les causes de tout cela. Ce n’est pas qu’il ne soit peut-être lui-même dans la même catégorie, attendu que ce qui suit ne prouve pas le contraire.

En avril 1820, — huit mois environ avant la scène que nous venons d’esquisser, des flots de brume ensevelissaient l’immense baie du Cap de Bonne-Espérance, et les navires seuls qui marchaient à quatre ou cinq lieues des côtes eussent pu distinguer, au-dessus de ce nuage opaque, la cime plate de la Table et de la Croupe du Lion, cette gigantesque sentinelle, immobile et accroupie, qui voit se dérouler à ses pieds la belle ville du Cap, avec ses monuments blancs, ses maisons peintes, ses temples sévères et son église élancée, surmontée d’une croix d’or qu’on voit étinceler d’une lieue dans la baie. Il était environ six heures du soir, et le soleil s’abaissait lentement derrière Constance, en perçant de mille flèches d’écarlate la brume et les feuilles blanches des arbres d’argent, au moment où, sur la route qui conduit à l’Ouest, un beau cheval du pays, aux formes arabes, grêles et nerveuses, faisait tourbillonner des flots de poussière rouge sous un galop impétueux. Un jeune homme le montait. Il était couvert d’un long manteau brun et d’un chapeau à larges bords qui voilaient à demi ses traits. Celle d’entre ses mains dégantées qui ne tenait pas les rênes, s’appuyait négligemment sur l’un des pommeaux brillants qui sortaient des fontes de la selle,