Page:Leconte de Lisle - Contes en prose, 1910.djvu/30

Cette page a été validée par deux contributeurs.
6
mon premier amour en prose

Je regardais depuis longtemps cette foule brillante et peu attentive, ces jeunes lions d’outre-mer, sorte de ménagerie béotienne, type encore ignoré, — qui, sveltes, jaunes, maigres, vêtus de blanc, le chapeau gris à larges bords d’une main, et l’autre tacitement appuyée sur leurs reins cambrés, entraient, saluaient, sortaient, revenaient, lorgnaient, causaient et s’ennuyaient ; lorsque mon regard s’arrêta comme par hasard sur un léger chapeau de paille à roses blanches et à rubans cerise, qui se tenait incliné sur un livre. Certes, ce chapeau était charmant et du meilleur goût, mais il m’importait fort peu : j’attendais qu’il se relevât. La sonnette d’un enfant de chœur détermina, après cinq minutes séculaires, le mouvement désiré ; et, comme j’étais exactement en face, je demeurai immobile, pâle, et tellement inondé de joie et de frayeur tout ensemble, que je me crus attaqué d’une fièvre cérébrale. Mon regard s’éblouit et je tombai sur une chaise.

— Monsieur, me dit tout bas l’inoffensive voix du suisse, monsieur, pourquoi pleurez-vous ?

Je le regardai avec étonnement et j’étendis la main vers lui, comme pour l’engager tacitement à se mêler de ses affaires, mais le digne homme, se méprenant évidemment, passa sa hallebarde de droite à gauche, tira de sa poche une modeste tabatière en mouffia, et me l’offrit avec politesse.