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la rivière des songes

attendu que l’amour effaçait complètement de son esprit le souvenir de M. John Wood.

Qu’ils étaient heureux et beaux de leur bonheur, ces deux jeunes amants venus l’un vers l’autre des deux bouts du monde ! Que la vie leur semblait riche et sublime ! Que la brise chantait de joyeuses mélodies dans les larges feuilles dont l’ombre les abritait ! Que ces fruits éclatants d’Afrique étaient parfumés ! Que cet agreste déjeuner de fiançailles était bon ! Que M. Polwis avait d’appétit ! — Nous aimons les gens heureux, ils donnent seuls une raison d’être à l’humanité. La laideur et les grincements de dents ne nous ont jamais autant appris touchant la destinée de l’homme sur la terre que la jubilation d’un marmot de deux ans qui mange des confitures. Nous oserons même proclamer qu’il n’est rien tel au monde que d’être paien, couronné d’hyacinthes et sacrifiant à Iacchos, le dieu vermeil ; à moins d’être ascète et de mourir au désert, dévoré par la flamme de l’idéal... Car étant intégral, nous enveloppons ce qui fut, ce qui est et ce qui sera dans la synthèse ultérieure. Or, Édith et Georges se regardaient et souriaient doucement dans la plénitude de leur cœur et dans la certitude de leur prochain bonheur.

À cet endroit de notre histoire, il nous vient une hésitation cruelle. Le récit présent est véridique ; nous l’avons recueilli sur les lieux, au moment même où les événements