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la rivière des songes


— Vous avez beaucoup voyagé, monsieur Adams, dit Édith ; mais avez-vous rencontré dans vos courses lointaines quelque chose d’aussi beau que notre vallée ? Je ne sais vraiment d’où venait mon aveuglement. Croiriez-vous que depuis plusieurs années que mon père possède cette habitation, j’ai à peine quitté le Cap ? J’aime aujourd’hui cette vallée comme si j’y étais née.

Ô naïveté ! premiers secrets échappés d’un cœur innocent ! aveux involontaires ! que vous êtes doux à l’oreille de celui qui aime !

Georges rougit comme un enfant et répondit avec un embarras dont il eût ri deux mois auparavant :

— Il faut que j’aie bien peu de mémoire, miss Polwis, car j’ai perdu tout souvenir de mes folles excursions. Six belles années de ma jeunesse se sont écoulées comme un mauvais rêve, et voici que je m’éveille. Rien n’est beau comme cette vallée, et vous avez toute raison de l’aimer. Je voudrais y vivre et y mourir, et j’emporterai en Angleterre le regret douloureux d’avoir entrevu le bonheur sans l’atteindre.

— De si graves intérêts sont-ils donc attachés à votre départ ? demanda Édith en baissant la tête par une sorte de pressentiment qu’une heure décisive allait sonner pour elle.

— Le plus grave intérêt de la vie, miss Polwis.

Par suite de cette conviction des femmes que l’amour est