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la rivière des songes

tion de bon goût, et, tout en ne quittant pas du regard le promeneur silencieux, elle se laissa aller à se raconter l’histoire probable de ce beau et pâle jeune homme. Pendant ce temps nous renseignerons le lecteur touchant l’histoire vraie de ce nouveau venu.

Georges Adams était fils d’un banquier de la Cité. À vingt ans, il n’avait plus de famille, si ce n’était, par-ci par-tà, un cousin, un oncle, quelque chose d’éloigné dont il se souciait médiocrement ; de sorte qu’étant très riche, parfaitement libre et fort excentrique de sa nature, il s’était enfui au plus vite d’Angleterre. De cette époque au moment où il se promenait sur la place du Stock-Exchange au Cap, il avait couru le monde de long en large, chassé l’ours en Russie, le loup en Lithuanie, l’élan au Canada, le caïman dans l’Amazone et le lion en Afrique, escaladé le Mont-Blanc, les Andes, Ténériffe, Tristan d’Acunha, le Piton de Neige et l’Himalaya, — descendu la chute du Rhin avec Alexandre Dumas et tué seize tigres royaux dans le Bengale avec Méry.

Il avait tant fait, tant vu, tant senti, la vie lui était si connue, si lourde, si pâle, si longue, il avait vingt-six ans, — qu’il revenait de la Nouvelle-Hollande en Europe pour en finir par le fer, le plomb, la corde ou le poison. Ce désir de retourner se tuer en Angleterre n’était pas purement arbitraire dans son esprit ; il était juste en effet qu’il lui rendît