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la rivière des songes

d’être aimée par M. John Wood, son cousin. C’était par suite de cette disposition morale qu’elle songeait tristement à sa fenêtre, par un beau soir d’avril.

Il y avait dix minutes à peine qu’elle était accoudée, silencieuse et indifférente, lorsqu’elle distingua involontairement au milieu des mille têtes affairées qui allaient et venaient sur la place, une figure d’un tout autre aspect, qu’elle se mit à suivre et à examiner sans trop y songer. C’était un jeune homme de haute taille, vêtu de noir, parfaitement cravaté et ganté, aux cheveux blonds, aux traits pâles et corrects. Il se promenait la tête haute, le regard indifférent, les bras serrés au corps. À le voir passer et repasser en ligne droite au milieu des gros négociants, des commis fluets, des femmes, des enfants et des noirs, il n’était pas difficile d’augurer que, s’il eût été nécessaire d’étendre la main ou de presser le pas pour s’opposer à ce qu’un seul de ceux qui l’entouraient passât de vie à trépas, il se fût bien gardé de se donner cette peine. Il n’y avait pas à s’y méprendre : c’était un Anglais de bonne race occupé à s’ennuyer. Non pas, il est vrai, à la manière d’un bourgeois quelconque qui semble regretter ou attendre l’heure du travail, mais à la façon magistrale d’un homme qui accepte franchement sa destinée et qui sait vivre et mourir d’ennui sans avoir recours aux hideux bâillements d’un pleutre désœuvré. Édith fut frappée de cette résigna-