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marcie

sensible au marquis. Outre l’affection qu’il portait à son neveu, il souffrait des douleurs de sa fille plus que des siennes propres. Ces violentes émotions ruinèrent sa santé, et, le grand âge aidant, Marcie le perdit une dizaine d’années après la mort de M. de Gaucourt. Elle resta maîtresse d’une grande fortune et seule, dans son habitation, se reposant sur la fidélité dévouée de Job de la direction de ses noirs. Sa vie fut longue et austère. Plainte et respectée de ses voisins, elle vécut jusqu’en 1817, et beaucoup de créoles de Saint-Paul encore vivants l’ont connue dans la dernière partie de sa vie. Pourtant Job, le noir fidèle, mourut avant sa maîtresse d’une attaque de tétanos, résultant d’une piqûre au pied. Quelques minutes avant sa mort, il fit supplier Marcie de venir le voir. Elle se hâta d’accourir et lui adressa de douces et compatissantes paroles : mais le noir, l’interrompant du geste, lui dit d’une voix sourde

— Maîtresse ! c’est Job qui a tué M. le chevalier et le blanc du Piton-Rouge.

— Tais-toi, mon pauvre noir, tu délires.

— Non, non, maîtresse, c’est Job ! Ils vous aimaient trop tous les deux !

Cela dit, Job mourut avec un sourire de triomphe.