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XV
préface

On a pourtant la preuve qu’il y avait un peu de fanfaronnade dans cette description, par trop ironique, adressée par le jeune Leconte de Lisle à l’ami bourbonnien. Le poète n’avait pas voulu paraître trop aisément conquis. Le fait est que, dès lors, il était revenu de sa promenade en voiture tout à fait subjugué et qu’un petit tour au « Jardin de la Compagnie » où « jouait la musique militaire » avait achevé sa déroute sentimentale. Autrement on ne pourrait expliquer ces vers que Charles avait déposés, avec la timidité qu’on devine, sur le piano de la jeune fille


… Oh si je pouvais, si je pouvais te dire
De ta voix, de tes pas les charme infinis,
Les suaves pensées que ta présence inspire,
Mes vers seraient charmants et d’eux-mêmes surpris[1] !


Il est bien divertissant de penser que décidé à jouer dans La Rivière des Songes le rôle de l’amoureux préféré, le poète s’accorde les supériorités qui lui manquaient dans Une Peau de Tigre. Il s’affuble de la défroque d’un jeune Anglais « qui a tant vu, tant senti, que la vie lui semble lourde, pâle et longue ». Et il a bien soin de se peindre en même temps sous les traits d’un moderne Nemrod qui a « chassé l’ours en Russie, le loup en Lithuanie, l’élan au Canada, le lion en Afrique et seize tigres royaux dans le Bengale »

Comment Mlle Anna Bestaudy résisterait-elle, cette fois, à des mérites si accumulés et si contradictoires ? Il y a sûrement l’écho de paroles qui furent dites, dans ce naïf et charmant dialogue qui s’engage entre les deux jeunes gens

— « Rien n’est beau comme cette vallée, je voudrais y vivre

  1. À Mlle Anna Bestaudy. Au Cap de Bonne-Espérance, le 5 avril 1837.