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XIII
préface

Elle s’appelait Mlle Anna Bestaudy. Elle chantait agréablement au clavecin. Il lui dédiait des vers :


… Anna, jeune Africaine aux deux lèvres de rose,
À la bouche de miel, au langage si doux,
Tes regards enivrants où la candeur repose
Accordent le bonheur quand ils passent sur nous[1]


Il lui parle « de sa main blanche », de ses cheveux « qui tombent si mollement sur les contours neigeux de son cou ». Puis il se rembarque, continue de penser à elle et demeure assez possédé de son souvenir pour lui dédier les premières pages de prose qu’il fait imprimer : Une Peau de Tigre[2].

Un souvenir douloureux le hante : sur le divan où la belle Anna s’étendait, le poète avait aperçu la dépouille d’une magnifique panthère. De qui Mlle Bestaudy avait-elle pu tenir ce présent, sinon de l’homme à qui elle était fiancée et qui l’épouserait demain ? Sans doute quelque bel officier anglais ou hollandais, qui avait tué le fauve aux Indes ou à Java, et puis en avait jeté la dépouille, en hommage, aux pieds de la vierge de son choix ? Qu’avait-il, lui, le pauvre Charles Leconte de Lisle, à offrir, en contre-poids d’un don si viril ? Des lignes inégales tracées sur le papier d’une main tremblante, des vers…

Du moins se venge-t-il dans la distance et le recul du temps en imaginant, dans sa nouvelle, celle que son rêve naïf a effleurée, mariée à ce chasseur brutal.

Il la montre désillusionnée, meurtrie, repentante peut-être d’avoir préféré la force à la tendresse, un livre de vers à la main, et rêvant. Mais soudain elle frissonne car les griffes aiguës, féroces, inertes de la bête qui gît là, étendue sur le divan où elle-

  1. Le Cap, 3 avril 1837.
  2. La Variété, 1840.