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le prince ménalcas

ment léger du matin, si plein de quiétude et d’abandon voluptueux ; à peine l’aurore éclairait-elle, à travers mes rideaux, la blancheur immaculée du bonnet dont j’ai coutume de couvrir, durant la nuit, mon chef scientifique et mes tempes doctorales. Un songe charmant me représentait de nouveau les merveilles culinaires dont Marthe, ma gouvernante, est si prodigue. Marthe ! une perle inappréciable pour un dégustateur ! telle que Lucullus lui-même, de gastrosophique mémoire, n’en a jamais possédé ! Il me semblait que je savourais encore toute la délicatesse et le raffinement de mon souper, mollement étendu sur ma couche, souriant à demi, inondé de calme et de béatitude... lorsqu’une voix discordante m’éveille en sursaut : « Docteur, docteur ! on vous mande au palais ; Son Altesse est malade ; vite, vite, levez-vous ! » Ô destinée, voila de tes coups ! Je ne réponds pas, je feins de dormir, me berçant du fol espoir qu’on respectera mon repos. Hélas ! ma ruse est éventée ; on insiste, le bruit redouble. Il faut s’éveiller, se lever et partir. J’arrive, les portes du palais sont closes. Je frappe : « Allez au parc, me crie à travers le guichet la voix bien connue du chambellan Muller, Son Altesse s’y rendra probablement, et vous y rencontrera comme par aventure. » Me voici, personne ne vient, j’ai une fervente envie de m’aller remettre au lit. Ô Hippocrate, à quelles épreuves tes disciples ne sont-ils pas exposés !