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KHIRÔN.

L’horizon sans limite aiguillonnait ma course,
Et j’étais comme un fleuve égaré de sa source,
Qui, du sommet des monts soudain précipité,
Flot sur flot s’amoncelle et roule avec fierté.
Depuis que sur le sable où la mer vient bruire
Kronos m’eut engendré dans le sein de Phyllire,
J’avais erré, sauvage et libre sous les airs,
Emplissant mes poumons du souffle des déserts
Et fuyant des mortels les obscures demeures.
Je laissais s’envoler les innombrables heures :
De leur rapide essor rival impétueux,
L’orage de mon cœur au cours tumultueux
Mieux qu’elles, dans l’espace et l’ardente durée,
Entraînait au hasard ma force inaltérée !
Et pourtant, comme au sein des insondables mers,
Tandis que le Notos émeut les flots amers,
L’empire de Nérée, à nos yeux invisible,
Ignore la tourmente et demeure impassible ;
Dans l’abîme inconnu de mon cœur troublé, tel
J’étais calme, sachant que j’étais immortel !
Ô jours de ma jeunesse, ô saint délire, ô force !
Ô chênes dont mes mains brisaient la rude écorce,
Lions que j’étouffais contre mon sein puissant,
Monts témoins de ma gloire et rougis de mon sang !
Jamais, jamais mes pieds, fatigués de l’espace,
Ne suivront plus d’en bas le grand aigle qui passe ;
Et, comme aux premiers jours d’un monde nouveau-né,
Jamais plus, de flots noirs partout environné,
Je ne verrai l’Olympe et ses neiges dorées