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KHIRÔN.

Qui soutient sans ployer un bouclier d’airain,
Les deux sages déjà, devançant les années,
Déroulent dans leurs cœurs ses grandes destinées.

Mais le festin s’achève, et sur sa large main
Le Centaure pensif pose un front surhumain.
Un long rêve surgit dans son âme profonde.
Son oeil semble chercher un invisible monde ;
Son oreille, attentive aux bruits qui ne sont plus,
Entend passer l’essaim des siècles révolus :
Il s’enflamme aux reflets de leur antique gloire,
Comme au vivant soleil luit une tombe noire !
Tels qu’un écho lointain qui meurt au fond des bois,
Des sons interrompus expirent dans sa voix,
Et de son cœur troublé l’élan involontaire
Fait qu’il frappe soudain des quatre pieds la terre.
Comme pour embrasser des êtres bien aimés,
Il ouvre à son insu des bras accoutumés ;
Il remonte les temps, il s’écrie, il appelle,
Et sur son front la joie à la douleur se mêle.
Enfin sa voix résonne et s’exhale en ces mots,
Comme le vent sonore émeut les noirs rameaux :


II


— Oui ! j’ai vécu longtemps sur le sein de Kybèle...
Dans ma jeune saison que la Terre était belle !
Les grandes eaux naguère avaient de leurs limon
Reverdi dans l’Aithèr les pics altiers des monts.