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KHIRÔN.

Le Destin sait, voit, juge ! Et tous lui sont soumis,
Et jamais il ne tient que ce qu’il a promis.
Repose-toi, mon hôte, et daigne en ma retraite
Calmer la sombre faim. Cher Péléide, apprête
Et le miel et le vin et nos agrestes mets.
Bientôt, roi de la Thrace, ô chanteur, qui soumets
Au joug mélodieux les forêts animées,
Les sources des vallons de tes accents charmées,
Et les rochers émus et les bêtes des bois,
Bientôt le noir Destin parlera par ma voix.
Le Destin dévorant, sourd comme l’onde amère,
Engloutit à son jour toute chose éphémère,
Ô fils d’Oiagre ! Et moi, par Kronos engendré,
Qui dus être immortel, dont l’âge immesuré
De générations embrasse un vaste nombre,
Moi qui de l’avenir perce le voile sombre...
Il me semble, qu’hier j’ai vu les premiers cieux !
Que Phyllire, ma mère, en son amour joyeux,
Hier en ses doux bras abritait ma faiblesse !
Ne touché-je donc pas à l’aride vieillesse ?
N’ai-je pas sur la terre usé de mes pieds durs
La tombe des héros tombés comme fruits mûrs ?
Et cet âge éternel qu’on daigna me promettre,
Est-ce un rapide jour qui semble toujours naître ?
Sombre Destin, pensée où tout est résolu,
Ô Destin, tout mourra quand tu l’auras voulu ! —

Et durant ce discours, Orphée aux yeux splendides,
Lisant sur ce grand front tout sillonné de rides