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mourir loin des leurs, loin de la patrie, ne connaissez pas la désespérance ni la rage de l’impuissance. Vous qui n’avez pas connu l’angoisse que nous ressentions en songeant aux êtres chers qui souffraient dans la mère-patrie, écrasée sous la lourde botte germanique, ou à ceux qui, dans les tranchées, tombaient pour notre délivrance et la vôtre, ne pouvez nous comprendre.

Vous qui n’avez pas connu l’horizon limité, qui n’avez pas vu pendant de longs mois le même coin de ciel, gris, maussade, inhospitalier, ne pouvez comprendre le prix que nous attachons à ces paysages que nous aimons, vous qui n’avez pas été privé de la douceur du foyer familial, qui avez vu chaque jour la fumée s’élever du toit de votre chaumière, qui avez entendu le son de vos cloches, le rire frais des jeunes filles, le gazouillis joyeux des enfants aux champs et des oiseaux dans vos bois, qui avez entendu chaque jour les vieilles chansons de vos grand’mères qui, enfants, vous ont bercé, ne pouvez connaître nos souffrances devant le vide et l’inutilité de notre existence.

Et, si vous les avez compris, vous comprendrez aussi notre joie, cette joie qui encore a fait des victimes, le jour de la délivrance, en tuant ou en arrachant la raison à de malheureux compagnons d’infortune, cette joie qui est celle du moribond qui agonise et qui, par un miracle de la science, est rappelé brusquement à la vie.