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témoignage

sphères de l’armée et même au grand quartier général… On pouvait craindre que la retraite de l’armée ne se transformât en déroute… L’armée anglaise n’existait plus pour le moment… Il fallait faire connaître au gouvernement que dans quatre ou cinq jours peut-être, la cavalerie allemande se présenterait devant Paris. Il était urgent de préparer l’opinion à cette éventualité. »

Le maréchal Foch n’est pas plus réconfortant :

« La marche de l’ennemi vers Paris et le cœur du pays se poursuivait à une allure vertigineuse… Nos troupes se repliaient, violemment poursuivies par des masses lancées à une vitesse déconcertante ; elles étaient constamment menacées d’être débordées à l’ouest… Des compagnies erraient à l’aventure, incapables de toute action, faute de direction… Dans les troupes de la ne division régnait une certaine confusion due à un mélange d’hommes égarés. »

Cependant cette armée, si rudement ébranlée par le choc reçu à la bataille des frontières, avait trouvé en elle le ressort nécessaire pour opérer le magnifique redressement de la Marne.

L’armée de 1940 serait-elle capable d’un tel sursaut d’énergie surhumaine ? Tel était l’objet de mes méditations nocturnes.

10 juin. — Je pars de bonne heure pour Cangé, près de Tours, accompagné du secrétaire général.

Triste voyage ! Quitter Paris que menace l’ennemi, traverser ces belles campagnes de France encore mal informées des événements, mais ayant le pressentiment de ce qui se prépare, quel calvaire ! quelle douleur ! Pour un Lorrain qui a travaillé toute sa vie en vue de préparer la revanche, qui n’a fait qu’un rêve : rentrer dans Metz et Strasbourg français, qui a terminé l’autre guerre comme ministre du cabinet Clemenceau et a participé de près à la victoire, quelle humiliation de s’éloigner de Paris dans de telles conditions !

Le château de Cangé est bien disposé pour recevoir ses hôtes. En d’autres circonstances il serait agréable à habiter. La fenaison est en cours dans la prairie qui l’entoure ; l’odeur du foin embaume l’air. Mais l’âme est trop triste, les soucis