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grandeurs et servitudes

dans l’intimité de Poincaré au cours de ses sept années de présidence pour n’en être pas exactement informé. J’avais connu ses soucis, partagé ses inquiétudes, mesuré ses efforts constants mais discrets pour le bien de l’État. Je m’étais promis de suivre son exemple : faire abstraction de ma personnalité, négliger les critiques d’où qu’elles viennent, ne penser qu’à la patrie, porter sur ses intérêts généraux une attention vigilante. En même temps, j’avais la volonté, par une application constante, de me tenir au courant des événements essentiels de la vie intérieure et des vicissitudes de la vie internationale. La présidence du Conseil des ministres m’apparaissait non comme une pure formalité, mais comme un grand devoir dont l’accomplissement devait être entouré de toutes les garanties.

J’ai su après coup que certains ministres s’étaient plaints de la part excessive que je prenais aux discussions. Je n’ai jamais regretté d’avoir agi ainsi, puisque aussi bien mes interventions ne visaient qu’à conseiller et non à contraindre. Me rappelant les avis qu’avec tant de sagesse j’avais entendu émettre jadis par les présidents Fallières et Poincaré dans les gouvernements dont je faisais partie, je m’efforçai à leur exemple d’apporter dans les délibérations dominées parfois par des passions politiques un peu de cette pondération, de cette hauteur de vues, de ce souci de l’intérêt général indispensable à la bonne gestion des affaires publiques.

Dans la vie administrative courante, le rôle du président, quoique ignoré de tous parce qu’accompli dans le silence du Cabinet, peut être prépondérant. On a dit quelquefois qu’il n’est qu’une machine à signer. J’étonnerai peut-être en disant que je n’ai jamais mis ma signature au bas d’un décret sans l’avoir lu. Parfois, après m’en être entretenu avec le ministre intéressé, j’y ai fait apporter des modifications.

On a plaisanté, il est vrai, à l’occasion des nombreux décrets-lois approuvés dans une séance du Conseil des ministres et que manifestement je n’avais pu lire. La vérité est qu’en Conseil les ministres faisaient un exposé général des décrets. On me les présentait ensuite à mon Cabinet ; j’employais à les revoir l’après-midi, la soirée et, s’il le fallait, la nuit.