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témoignage

Page 220. — Mais Millerand maintient avec énergie la thèse du commandement qu’il s’est appropriée. Il ne saurait, dit-il, comme ministre de la Guerre, accepter de laisser investir le gouvernement. Un parti de uhlans peut traverser la Seine et faire sauter, derrière Paris, les lignes de chemin de fer ; il serait insensé d’exposer à un tel risque toutes les administrations centrales, tous les organes dont dépend la vie du pays. M. Doumergue opine dans le sens du ministre de la Guerre et prononce, avec une fermeté grave, cette phrase qui me donne à réfléchir : « Monsieur le Président, le devoir est parfois de se laisser accuser de lâcheté. Il peut y avoir plus de courage à affronter les reproches de la foule qu’à courir le risque d’être tué. » Et je sens bien que M. Doumergue a raison. Mais d’autre part, je crois n’avoir pas tout à fait tort et quitter Paris, le quitter surtout si brusquement, n’est-ce pas l’exposer au désespoir, peut-être à la révolution ?

Maintenant que les choses paraissent mieux aller, j’apprends par de nombreuses indiscrétions que, depuis quelques semaines, j’ai été, sans le savoir, dans certains groupes politiques, l’objet des critiques les plus passionnées et d’ailleurs les plus contradictoires. On tient aujourd’hui un langage différent. Mais hier, j’étais responsable de tout, de ce que je savais comme de ce que les ministres présents et futurs m’avaient laissé ignorer, de ce que j’avais fait en 1912 à la présidence du Conseil comme de ce qu’avaient fait avant moi ou de ce qu’avaient négligé de faire les gouvernements où je n’avais pas siégé. Insuffisance de l’armement et de l’équipement, absence d’artillerie lourde, gaspillage de certaines administrations, décret de clôture, communiqués inexacts ou incomplets, tout était devenu, aux heures sombres, prétexte à récriminations contre moi. Des parlementaires qui se disaient très respectueux de la Constitution, allaient jusqu’à me reprocher de n’avoir pas pris la dictature et de m’être laissé bâillonner par le gouvernement ; d’autres prétendaient, au contraire, que c’était moi qui avais tout fait, le bien et le mal, le mal surtout, sous le masque des ministres. Que serait-ce si Klück n’avait pas opéré sa conversion inopinée et si Joffre et Gallieni n’avaient pas