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grandeurs et servitudes

tort de trouver plaisante : « On me reproche de ne pas agir. Que voulez-vous ? Je suis la reine d’Angleterre. » J’avais été chargé par M. Loubet de former un cabinet et, si je n’avais pas alors réussi à m’acquitter de cette tâche, j’avais assez complètement gardé la confiance du président pour qu’il me parlât quelquefois des déboires que lui causait la politique de certains de ses ministres. J’avais été enfin sous la présidence de M. Fallières, d’abord ministre des Finances, puis président du Conseil ; par la vigilance de son contrôle et la sagesse de ses conseils, mais aussi par sa réserve délicate et le soin avec lequel il laissait au gouvernement responsable la réalité du pouvoir, il m’avait rappelé la manière de Sadi Carnot, celle qui me semblait la bonne, celle même que je regardais comme la seule compatible avec le fonctionnement normal de nos institutions parlementaires. Du moment où le Cabinet avait à rendre compte de ses actes devant les Chambres, il me paraissait impossible qu’il n’en fût pas le maître. Le président de la République avait le droit de conseil ; il pouvait user dans les délibérations de la légitime influence que lui donnaient son titre et sa valeur propre, mais il ne lui appartenait pas d’imposer sa volonté. Toute autre conception du régime devait fatalement, d’après moi, conduire les pouvoirs publics au conflit et à l’anarchie.

Volume iv (1914).

Page 1. — Si Montaigne dit vrai et si « la tourbe des menus maux offense plus que la violence d’un pour grand qu’il soit », j’ai été rarement plus « offensé » que pendant les six premiers mois de 1914, période maussade où j’ai connu, en même temps que des inquiétudes croissantes sur l’avenir de l’Europe, tous les petits ennuis d’une magistrature inactive et cloîtrée. J’ai vu déchiré par les factions politiques un pays auquel la gravité des événements pouvait imposer, du jour au lendemain, le devoir de rétablir l’unité nationale. J’ai eu sous les yeux le vilain spectacle d’intrigues gouvernementales et de scandales financiers. J’ai assisté au remaniement imprévu d’un Cabinet, au départ spontané