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le futur traité de paix

Le maréchal Foch avait tenté des efforts désespérés pour faire triompher ses vues. Il avait été entendu notamment par le Conseil des ministres le 25 avril 1919. Je me rappelle encore cette séance dramatique comme si elle était d’hier. On avait le sentiment que se jouaient les destinées du pays. J’entendrai toujours le maréchal d’une voix âpre et tranchante, faisant son exposé technique ; le mot « Rhin » y revenait à chaque phrase, le Rhin… le Rhin… le Rhin…, prononcé en faisant sonner la lettre R comme s’il y en avait eu plusieurs.

— J’essayais, a dit le maréchal, d’être bref, nerveux, empoignant. Les arguments n’étaient pas exposés, mais assenés comme des coups de poing.

Mes collègues et moi nous étions émus d’entendre le grand vainqueur de la guerre nous adresser de telles adjurations, de voir ces deux hommes, Clemenceau et Foch, patriotes jusqu’à la moelle, dressés l’un contre l’autre dans des attitudes opposées. Pour ma part, au tréfonds de ma conscience, en Lorrain au regard sans cesse fixé sur la frontière, j’avais tendance à me rallier à l’opinion de Foch ; c’était aussi, je le savais, le point de vue de Poincaré.

Mais que faire ? Le sort en était jeté. On était à la veille de la remise du traité aux plénipotentiaires allemands. En modifier la partie essentielle, c’était ajourner encore cette remise déjà fort retardée. Au surplus, nos Alliés nous avaient appelés à réfléchir avant de décider. C’était cela ou ce n’était rien. Si nous n’avions pas adhéré aux propositions adoptées après tant de discussions, Wilson et Lloyd George se retiraient, nous laissant seuls devant une Allemagne qui déjà redressait la tête. L’union des Alliés restait notre suprême garantie ; la briser était courir l’aventure. Le Conseil des ministres suivit son président.

Une autre désillusion plus grave encore nous attendait.

Une majorité des deux tiers ne s’étant pas trouvée au Sénat américain pour approuver le traité — il avait manqué six voix, — la promesse de garantie des États-Unis disparaissait. La Grande-Bretagne qui n’avait donné la sienne que concurremment avec celle de l’Amérique, reprenait aussi sa liberté. Finalement la France n’obtenait ni la frontière