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témoignage


personnage énigmatique, sans caractère spécial. Par ailleurs, une femme blonde, parlant français et allemand, passait une partie de la journée au potager. Qui était-elle au juste ? une recluse comme nous ou la femme du fonctionnaire de la Gestapo qui logeait, lui aussi, à la villa, et la quittait matin et soir dans une superbe auto américaine ?

Ces journées passèrent sans incident. Nous devisions de toutes choses, de nos familles, de nos souvenirs lointains de lycée et d’école, de la politique et de la diplomatie des dernières années et des événements des deux guerres. Nous avions des idées à peu près conformes en toutes ces matières. Je dois dire tout de suite que pendant notre vie commune jamais une controverse ne nous mit aux prises. J’ajoute que M. François-Poncet est doué d’un caractère très agréable ; il est plein de bonne humeur. Il prenait de la meilleure façon l’aventure désastreuse qui nous était arrivée. Alors que moi, je le confesse, j’eus quelques instants de cafard, notamment le dimanche 29 août ; c’était mon soixante-douzième anniversaire que j’aurais dû fêter en famille à Vizille. Penser que nous étions à quelques minutes, lui, de son frère, et moi, de mon fils, et que nous ne pouvions les voir, quelle dérision ! Pour l’acquit de notre conscience, nous demandâmes la permission de les embrasser avant de quitter Paris. Bien entendu, notre demande resta sans réponse.

Le soir, accoudés à la fenêtre, nous devisions très tard, jusqu’à la nuit tombée, regardant passer les voitures plus ou moins étranges qui circulaient avenue Victor-Hugo, et essayant de nous représenter la vie parisienne à travers l’activité très réduite du quartier qui nous abritait. Vers 23 heures, M. François-Poncet remontait dans sa chambre dont la fenêtre était d’ailleurs grillagée parce que voisine du toit. La mienne n’avait pas ce vilain aspect.

Le dernier jour, nous apprîmes qu’une bibliothèque assez bien fournie se trouvait dans l’immeuble. Nous y choisîmes aussitôt une dizaine de volumes : Balzac, Stendhal, Giraudoux, etc… Nous nous disposions à distraire nos loisirs par une certaine activité intellectuelle, quand on nous prévint d’avoir à préparer nos bagages. Nous devions quitter Paris le soir même.