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LECONTE DE LISLE

Ne croyez pas, mon ami, et que ceci soit dit entre nous, qu’un sentiment plus profond, que l’amour, enfin, soit pour rien dans ces ers. L’amour et moi, voyez-vous, c’est l’eau sur une pierre ; elle peut la mouiller, mais ne la pénètre jamais.


L’adolescence réserve la coquetterie ingénieuse de créer en soi l’exceplionnel et d’y croire : œuvre des longs jours de solitude complaisamment passés à s’analyser et à se formuler. On arrive ainsi à établir en soi un « problème » et on jouit subtilement de se le donner à « résoudre » :


J’ai toujours été un être nomade, et vous devez bien comprendre que cette vie incertaine, quelque jeune que je fusse alors, n’a jamais été propre à fixer mes idées et mes sensations. Aussi je m’effraie parfois de la confusion qui bouleverse ma tête : mes pensées sans résultat, désir ardent sans but réel, abattements mondains, élans inutiles, se heurtent dans mon âme et dans mon cœur, pour s’évanouir bientôt en indolence soucieuse. Rien de fixe et d’arrêté pour l’avenir, mon passé même semble évoquer mes souvenirs, preuves de mon inutilité passée, pour me prédire mon incapacité future. J’ai rêvé comme un autre d’amour et de jours heureux, écoulés entre une femme aimée et un ami bien cher ; mais ce n’était là qu’un songe. Je le sens bien, il y a en moi trop de mobilité pour espérer une telle vie, si toutefois il m’était donné de jamais la réaliser. La monotonie m’abrutit, et je me reconnais un tel besoin de métamorphoses que je me sentirais capable déprouver en un mois tout l’amour, toute la haine et toutes les espérances d’un homme qui y aurait consacré sa vie entière.

Oui, me voilà bien, mon ami. Pardonnez-moi de